- plonger. La photo a été prise en Avril 2024 sur l'île de Koh Tao, en Thaïlande.
!tw dissociation, traumatismes, agression sexuelle et viol sur mineure!cw accident de route
“Tu te souviens de la meuf du kebab qui nous en a offert un en fin de soirée ? Trop sympa.” Non. “Bah elle m’a rappelée.” Cool.
…
“On regardait ça quand on était petits, c’était trop marrant tu avais imité la limace et j’avais craché mon lait sur le tapis” Ah bon.
…
“C’était quand on était à Barcelone.” On est déjà allé à Barcelone ?
…
“Tu te souviens de la prof d’espagnol comment elle était cheloue?” Non, je ne m’en souviens pas.
Il me manque des morceaux.
Des pans entiers de ma vie ne sont pas là.
Ce n’est pas qu’ils ont disparu. Non. C’est qu’ils n’existent pas pour moi.
Dans ma frise chronologique, il y a des blancs. Des moments, des mois, des années, où je ne peux placer aucun point de repère.
Ce que j’ai réussi à noter, je l’ai rempli grâce à des agendas oubliés, des indices déposés, et des conversations dispersées.
Mais, les souvenirs eux-mêmes, je ne les ai pas retrouvés.
J’évite d’en parler.
Je ne sais pas réellement pourquoi, car pour moi, c’est la normalité. Mais j’ai comme un sentiment que ma réalité n’est pas tout à fait classique - et pourtant, j’adore ce genre de musique -. Ma réalité est comme un album que l’on écouterait de façon sporadique. “Les Quatre Saisons de Vivaldi”, mais sans l’hiver ni l’été. Le début d’après-midi de “Comment c’est loin” des Casseur Flowters, ou seulement les hits des albums de Stupeflip.
Impossible pour ceux-là ?
Mais, lorsqu’il s’agit de moi, je m’en contente. Je n’ai pas connu autre chose de toute façon donc, comme on dit, “ce que l’on a jamais eu ne nous manque pas”. Enfin, c’est un truc comme ça.
J’ai quelque fois perdu des gens, des brouilles dues à ces trous dans ma temporalité et mon identité.
Mais la plupart du temps, je le gère bien et le masque est en place. Avec les années, on m’a qualifiée tantôt de tête en l’air, de désintéressée, ou même de prétentieuse. Et ça me va, je fais avec. Et surtout, mieux vaut ça …
“T’as des nouvelles de lui ? Tu sais, le mec avec qui t’étais sortie en prépa ?” Hm … ce sujet me met mal à l’aise d’un coup. Comme une sensation que mon coeur se serre et que je m’apprête à sortir un mensonge. Ou du moins à éluder. Je sais que je n’ai pas de nouvelles. Que c’est volontaire. La relation était toxique et m’a détruite. J’étais bien trop jeune, vulnérable et prête à tout pour me sentir enfin aimée. “Et bien il a tenté de violer une pote à moi, heureusement elle a pu … “
Plus rien.
Est-ce que j’ai arrêté d’écouter ? Ou réellement que mes oreilles ont cessé de fonctionner ?
J’ai la sensation de flotter. Mais arrive aussi une énorme culpabilité.
Laisse, je vais m’en charger -
Je veux bien oui…mais,… qui ?
Je prends le relai -
Encore cette sensation de flotter.
Je m’entends à moitié répondre à voix haute. Lui dire que moi il m’a violée, à plusieurs reprises, que je n’avais pas osé protester et que les photos avaient circulé. Que j’étais mineure et que je n’ai jamais osé en parler. Que je suis désolée de ne pas l’avoir fait, mais aussi soulagée pour son amie.
Je ne suis pas folle. Le problème venait bien de lui. Je ne l’ai pas inventé.
Ah… ça je ne l’ai pas pensé. Depuis cet espace entre-deux, je me rends compte que j’ai accès à d’autres idées. Celles de la voix qui m’a parlé ?
À ses souvenirs aussi.
Je revois les scènes qui lui remontent, le visage de celui que je pensais aimer, ses gestes. Je passe vite à autre chose néanmoins, c’est comme si en creusant, j’avais aussi accès aux émotions. Une peur viscérale enfouie qui m’angoisse et menace déjà de me submerger alors que je ne fais que l’effleurer.
Mais il n’y pas que ça.
Il y a tout le reste.
L’enfance et l’incompréhension, l’adolescence et l’isolation, le monde professionnel et sa suffocation. Quelques souvenirs de vacances, les moqueries et les bad-trips, ils sont là. Il y a même l’accident de camionnette dont j’avais été témoin, je pensais ne pas avoir vu le visage amoché de la victime, je me trompais.
Oui, c’est moi qui y était. -
Comment ça…?
Ces moments, je les ai vécus. On les a vécu mais j’ai pris le relai, quand ça devenait trop dur à supporter. -
…
Tu m’as oubliée, mais c’est OK. C’est comme ça que ça devait se passer pour bien fonctionner. Quoique cette fois-ci tu t’en souviendras certainement, on verra. -
Comment tu sais ça ?
Tu es encore là non ? Donc voilà. Ton amie est partie au fait, on est en train de rentrer, je peux te laisser ? -
J'ouvre ma porte d'entrée.
Depuis le début. Depuis le début je n’étais pas seule.
Ou plutôt, j’étais morcelée et chacune de nous avait sa partie à gérer.
Tout s’expliquait.
Une conscience altérée.
J’aimerais bien lui reparler…
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