Mise en contexte :
Le roman au XVIIIè prend en charge des questions philosophiques. On retrouve des auteurs à la frontière entre littérature et philosophie : Diderot, Montesquieu, Voltaire. Ils se posent les questions suivantes : Qu’est-ce qu’une société égalitaire, heureuse, etc. ? Est-ce seulement possible ?
Les textes utopiques travaillent ces questions : s’en moquent ou tentent d’y répondre.
Et s’en servent pour penser la politique.
La fiction sert d’expérience de pensée politique, et philosophique.
Qu’est-ce qui fait que la société fonctionne mal et que nous sommes malheureux ?
Thomas More affirme que c’est la « propriété privée » qui est à la source de tous les mots. Il va donc tenter d’imaginer une société sans cela.
L’histoire des Sévarambes de Denis Veiras est une utopie où l’auteur invente un modèle plus narratif que celui de Thomas More. Il l’inscrit dans le genre du récit de voyage en même temps : met en scène le voyageur qui découvre une nouvelle forme de société.
C’est ce modèle qui va être celui de l’utopie narrative classique et va influencer tout le XVIIIème. Il complète celui début par Thomas More.
Lorsque l’on met du romanesque dans l’utopie, cela peut créer de la tension : car l’utopie est parfaite et ne bouge pas. Mais en introduisant des personnages, des péripéties etc ça introduit du doute et souligne les dysfonctionnements dans l’utopie. Perturbations. Failles.
Définitions de « utopie » : D'après l'Académie, 1762 : « titre d’un ouvrage. On le dit quelque fois figurément du plan d’un gouvernement imaginaire, à l’exemple de la République de Platon. D'après Émile Littré : « pays imaginaire où tout est réglé au mieux, décrit dans un livre de Thomas Morus qui porte ce titre. Chaque rêveur imagine son Utopie. Leibniz parle de l’utopie comme un monde meilleur mais de façon illusoire et inconsistante. Dans le genre utopique on reconnaît un certain type de récits et de thématiques récurrentes. En effet, dans un genre littéraire on peut toujours dégager un certain nombre de traits qui forment une sorte de modèle et qui sont plus ou moins réalisés dans différents textes (rarement un texte correspond à un genre en tout point). Selon si un livre se rapproche plus ou moins du modèle, il appartiendra plus ou moins au genre, jouera avec les codes ou autre.
Définition et critères caractéristiques de l’utopie chez Racault Jean-Michel, expliqué dans son texte L’Utopie narrative :
· L’utopie n’est pas un programme général abstrait. Pour avoir un texte utopique il faut que l’on ait l’impression de visiter un pays à part. Ce n’est pas non plus la description d’un seul point. Le Supplément au voyage de Bougainville n’est pas une société utopique complète car il ne dit rien de la forme de pouvoir par exemple.
· On doit aussi avoir une forme de réalisme : une cohérence interne. Même si on accepte de rentrer dans la fiction, il doit y avoir une sorte de plausibilité de la fiction. Au sens où il faut distinguer l’utopie du merveilleux ou de la féérie. Et il est vrai que les utopies les plus conformes au genre évitent le recours au merveilleux. Certaines le font et éloignent alors l’œuvre de la philosophie pour le rapprocher du merveilleux et de l’exotisme.
· L’utopie est aussi le tableau d’une société. Ce qui distingue ce genre de la robinsonnade (genre voisin beaucoup développé au XVIIIème siècle, issu du voyageur Robinson Crusoé). L’utopie aborde des lieux communs et aborde toujours des thématiques comme la justice, la liberté etc. Il y a tout un discours de description mais aussi de justification.
· La société utopique est construite en réaction à la société ordinaire, la société de référence que l’on a, nous, lecteurs. Il s’agit d’inverser le monde réel.
· L’utopie a aussi toujours une portée critique. Certes on est dans l’imaginaire mais cela sert à apporter une critique sur notre société. Le voyageur s’adresse à nous : il part de chez nous, va en utopie et revient avec un nouveau savoir qu’il nous transmet dans le livre.
· La notion de « clôture » est importante. L’utopie est toujours isolée, c’est un monde à part soumis aux mêmes règles naturelles que nous (gravité, animaux etc.) mais cloisonné : sur une île, au centre de la terre, ou autre etc.
· Pour créer l’utopie, on identifie une cause du mal dans notre société. La cause du mal politique change selon le texte et l’auteur : la propriété privée, les passions, la religion, etc. Et ensuite, on imagine une société sans cet élément pour voir si cela pourrait fonctionner. Il n’y a ensuite pas de demi-mesure, on enlève totalement de la société utopique toute trace de l’élément problématique identifié.
Par exemple, dans l’utopie de Thomas More, la propriété privée est totalement abolie. On présente un monde qui semble inimaginable et on montre que c’est possible.
Thomas More y produit une réponse à une question politique et philosophique. Il use de moyens littéraire et décrit cette Cité sans propriété privée pour servir sa démonstration et son argumentaire.
More s’efface au fur et à mesure de son livre, il n’est plus un personnage à part entière mais plus qu’un observateur qui décrit l’Utopie (géographie, démographie, politique, etc.).
Dans le récit de Thomas More, le cloisonnement (lieu-commun du genre utopique) a été faite artificiellement, il s’agit d’une décision politique d’Utopus. Celui-ci a creusé un bras de mer pour isoler la contrée et en faire une île.
Utopus construit un monde qui est la négation du nôtre.
La notion d’une clôture est naturelle dans toute utopie mais aussi volontaire.
Pourquoi ?
- Car l’utopie est parfaite donc elle est auto-suffisante
- L’acte de s’ouvrir et d’accueillir des personnes ou objets étrangers comporte le risque d’introduire les vices des autres sociétés
Une fois que le narrateur a découvert l’utopie et l’a décrite, il connaît souvent des problèmes d’adaptation.
Soit il est chassé (la greffe n’a pas pris car il y a des défauts en utopie), soit il décide de partir car il trouve des défauts lui-même.
S’il décide de partir :
- Nostalgie de son pays d’origine (Histoire des Sévarambes)
- Ennui
- Nostalgie d’un amour lointain (Candide)
Dans tous les cas, cela veut dire que le voyageur n’a pas été assez transformé par l’utopie, il est encore soumis à ses passions.
Si le texte est une utopie critique, cela sert aussi à pointer les failles de l’utopie.
Analyse de l’utopie La Terre Australe connue
"Albertus Magnus pointant du doigt une personne androgyne portant un Y pythagorien. Le Y est le symbole du monde et de l'essence même de l'existant. Il représente la nature intime de l'être, qui est à la fois mâle et femelle, et donc, éternel." Gravure datant de 1617 restaurée par Michael Maier.
La Terre Australe connue est un roman utopique du XVIIème siècle écrit par Gabriel de Foigny.
Le voyageur Jacques Sadeur y raconte ses péripéties dans le monde réel à la première personne, narre son entrée dans le monde utopique et décrit cette société australe. Au XVIIème siècle, les « terræ incognitæ » se font rares et les lieux de fleuraison dudiscours utopique sont donc peu nombreux. Le continent australien, en tant qu’il représente une image inversée du Nord, constitue alors une formidable opportunité de création utopique.
Le texte de Gabriel de Foigny est relativement étrange car il propose une leçon politique peu claire qui est fondée sur cette fiction que Jacques Sadeur est hermaphrodite. Dans le monde réel il apparaît comme un être monstrueux, mais en voyageant en Australie il découvre un peuple d’hermaphrodites et il devient donc « normal ». Il devient un homme plein et non pas un « demi-homme ».
Néanmoins, il reste différent car il garde des éléments passionnels issus de son monde d’origine. Ces hermaphrodites australiens sont des créatures parfaites avec une sexualité dont on ne sait rien. Et le narrateur a encore des sentiments humains : passion, désir, pitié pour les peuples massacrés par les australiens. Il est donc chassé pour éviter d’être tué par ses hôtes.
Le texte appartient au genre utopique même s’il est à la marge.
Il est également très intéressant de l’aborder au travers de la question du genre actuelle et contemporaine. En effet, le discours utopique, si absurde et si extravagant qu’il peut être parfois, se prétend un discours de vérité. L’utopie est un projet, social, religieux, totalisant.
Quels critères du genre utopique sont-ils identifiables dans La Terre Australe connue ? Dans quelle mesure la morale du roman de Foigny est-elle libertine ? Comment l’envisager avec une perspective queer et féministe contemporaine ?
I. Le roman utopique
a) L’auteur
Gabriel de Foigny, né en 1630 et mort en 1692, est un moine défroqué auteur du roman La Terre australe connue. En 1666, il abjure la religion catholique et quitte la France pour la Suisse. Il y donne des leçons de français et de latin avant de publier son célèbre roman utopique en 1676 : La Terre australe connue. A la publication de son roman, il sera inquiété par les autorités suisses et sera contraint de revenir en France en 1683. Pour éviter les poursuites, Foigny déclarera qu’il n’est pas l’auteur du roman mais qu’il s’agit simplement d’un texte qu’il a trouvé et traduit. Il retourne en Suisse un an après son retour en France et terminera sa vie en Savoie dans un couvent.
Gabriel de Foigny est considéré par l’écrivain Régis Messac comme un penseur libertin. La philosophie et la littérature libertine s’imposera réellement en France au XVIIIème siècle durant la période des Lumières. Gabriel de Foigny peut donc être considéré comme un penseur et un philosophe précurseur. Son roman La Terre australe connue est l’un des romans utopiques les plus important de son siècle.
b) L’histoire
Le roman narre les péripéties de Jacques Sadeur, depuis sa mise au monde jusqu’à son départ vers la Terre Australe. Le texte rapporte à la première personne son voyage sur la route des Épices, le long de la côte africaine jusqu’au Cap. Un naufrage mènera ensuite Jacques Sadeur sur le continent Australien.
Il y découvre alors une île utopique peuplée par des humains hermaphrodites. Jacques Sadeur va alors vivre auprès d’eux pendant trente-cinq années avant d’être rejeté par ce peuple et de devoir s’échapper pour préserver sa vie. Il s’enfuit à Madagascar d’où il rédige son récit.
c) Le monde utopique présenté dans l’œuvre
La description de l’utopie débute au chapitre IV du roman de Foigny. Il y présente la géographie et la démographie de la Terre Australe.
Le chapitre V est dédié à l’hermaphrodisme et aux coutumes des Australiens. « Tous les Australiens ont les deux sexes », p.78. Tous vivent nus et pour eux, un homme sans sexe double est imparfait et incomplet.
Leur Dieu est nommé le Haab. En Terre australe, « c’est un crime inouï que d’en parler », p.112. Aucun Australien ne prie car « pour prier & évoquer le Haab, c’est une nécessité de supposer ou qu’il ignore ce que nous souhaitons, ou que s’il le connait, il ne le veut pas », p.130. Penser cela est offensant car cela remet en cause sa toute-puissance. Les hermaphrodites australiens ne croient pas non plus en un « au-delà » ni en ses entités comme les anges.
Leur positionnement par rapport aux relations sexuelles reste très obscur. Sadeur est perçu comme un être corrompu par les Australiens car il est soumis à la passion et à ses pulsions sexuelles. Les Australiens, eux, sont guidés uniquement par leur raison. Le narrateur observe que les habitants de la Terre Australe ne sont pas soumis à leurs pulsions et se tiennent éloignés de tout excès, qu’ils soient de nature sexuelle, langagière, alimentaire, ou émotionnelle. Le chapitre XII est dédié aux « guerres ordinaires » auxquelles les Australiens prennent part. Celles-ci sont rares : en trente-cinq années passées en Terre Australe, Sadeur n’a été le témoin que de deux guerres. C’est la deuxième guerre qui le fera douter de la perfection de l’utopie australe. En effet, Sadeur y est témoin d’ « un carnage effroyable », p.215. Les Australiens hermaphrodites vouent aussi une guerre aux Européens qui arrivent en Terre Australe par bateau. En effet, si les Australiens non-hermaphrodites sont considérés comme inférieurs en tant que demi-hommes, les Européens sont considérés comme des « monstres marins », p.220 en cela que leurs vêtements et leurs coutumes sont radicalement différentes de ceux des Australiens.
II. Une utopie conforme au genre utopique ?
a) Les marqueurs du roman utopique
La Terre australe connue, comme tout roman appartenant au genre utopique, réserve une large part à la description de la société utopique découverte par le narrateur.
Les chapitres I à III sont consacrés à la naissance et l’éducation de Sadeur. On est alors dans le roman. Le narrateur, Jacques Sadeur, y évoque sa condition d’hermaphrodite.
Ces premiers chapitres romancés permettent donc de situer le narrateur et d’identifier l’élément problématique dans la société d’origine qui sera donc retiré de la société utopique proposée par la suite.
C’est du chapitre IV au chapitre XI que l’on découvre cette nouvelle société utopique en Terre Australe. On rentre alors dans la description pure avec un narrateur qui expose de façon détaillée de la zone, ses habitants, leurs coutumes, la religion, la morale, la faune et la langue. La fin du roman s’étend sur les deux derniers chapitres : XII à XIV dans lesquels on rebascule dans le romanesque.
Comme dans tout roman utopique, la société utopique décrite dans La Terre australe connue est isolée. Située en Australie, elle est insulaire et éloignée du modèle de civilisation de référence : le modèle européen. Cet éloignement est naturel mais est également maintenu par les Australiens qui ne veulent pas être en contact avec les coutumes et pensées étrangères. En effet, toute utopie se doit d’être parfaite et donc auto-suffisante. De plus, l’acte d’accueillir des personnes étrangères comporte un risque non-négligeable d’introduire en utopie les vices des autres sociétés. Le fait que Jacques Sadeur ait été accepté au sein de la tribu australienne n’est dû qu’au fait qu’il soit hermaphrodite, mais sa façon de penser reste un danger aux yeux des Australiens hermaphrodites.
L’arrivée de Jacques Sadeur en Terre Australe est également caractéristique du genre utopique. En effet, le narrateur, insatisfait dans son monde d’origine, échoue par hasard en « utopie ».
Dans le genre utopique, une fois que le narrateur a découvert l’utopie et l’a décrite, il connaît souvent des problèmes d’adaptation.
Soit il est chassé car il n’a pas réussi à s’intégrer et à changer, soit il décide de partir car il trouve des failles au sein de la société utopique.
Dans les deux cas, cela veut dire que le voyageur n’a pas été assez transformé par l’utopie, il est encore soumis à ses passions. Dans La Terre australe connue, il s’agit d’un mélange des deux car Jacques Sadeur s’échappe du continent Australien pour sauver sa vie. En effet, voyant qu’il n’a pas réussi à adopter le mode de pensée local, les hermaphrodites australiens le menacent de la peine de mort.
Ce départ du narrateur permet donc de pointer les failles de l’utopie : Jacques Sadeur n’a pas toléré l’utopie car elle était intolérable pour l’homme passionné qu’il est et car la société utopique elle-même était intolérante.
b) Une injustice réparée dans le monde utopique
Pour créer l’utopie, on identifie une cause du mal dans notre société. La cause du mal politique change selon le texte et l’auteur : la propriété privée, les passions, la religion, etc. Et ensuite, on imagine une société sans cet élément pour voir si cela pourrait fonctionner.
Il n’y a ensuite pas de demi-mesure : on enlève totalement de la société utopique toute trace de l’élément problématique identifié.
Dans le roman de Foigny, c’est la question du genre et sa perception dans notre société qui est au cœur de la fiction utopique. Jacques Sadeur est hermaphrodite. Il est discriminé pour cette raison en Europe. Il évoque dès la page 11 une matrone qui, après l’avoir secouru, fut prise d’aversion pour Jacques Sadeur qu’elle se rendit compte qu’il « ét[ait] des deux sexes […] Hermaphrodite », p.11.
Ce statut inférieur des hermaphrodites dans la société est l’élément qui sera différent dans l’utopie créée par Foigny.
Au début du chapitre V, nous apprenons que « Tous les Australiens ont les deux sexes : & s’il arrive qu’un enfant naisse avec un seul, ils l’étouffent comme un monstre », p.78.
Cette vision des choses est à l’opposé de celle présente dans l’Europe d’origine de Jacques Sadeur : en effet, « les deux sexes en un même [y passent] pour monstrueux », p. 85. En Terre Australe, ce sont les personnes non-hermaphrodites qui sont perçues comme incomplètes, sont chassées et persécutées.
c) Le romanesque perturbe-t ’il la description utopique ?
Les premiers chapitres sont consacrés à la narration des péripéties vécues par Jacques Sadeur depuis sa naissance. Néanmoins, rapidement, le narrateur passe à la partie descriptive du roman utopique. Après avoir accordé une page au début du chapitre IV pour parler de son arrivée en Australie, il explique page 59 qu’il « appri[t] suffisamment la langue en cinq mois pour entendre les autres et [s]’expliquer ».
Dès cette phrase, nous entrons dans la partie purement scientifique et descriptive de La Terre Australe connue que Sadeur introduit ainsi page 59 : « voici donc autant exactement que le j’ai pu comprendre par plusieurs relations ; & que je le puis décrire ».
Le travail qui va suivre est similaire à celui d’un anthropologue : Sadeur décrit de façon précise tout ce qui caractérise le territoire et la société utopique dans laquelle il évolue.
Certains de ces chapitres comportent des extraits de discussions avec un vieil homme. Cela va nous permettre d’en apprendre plus sur les coutumes des Australiens ainsi que sur leur morale. Si ces passages relèvent plus de l’entretien plutôt que de la description, ils permettent malgré tout au le lecteur d’acquérir de nouvelles informations sur le fonctionnement de l’utopie et d’avoir une comparaison claire entre la Terre Australe et l’Europe faite par le vieillard philosophe.
La description utopique du roman reste riche et est constituée des observations et analyses de Jacques Sadeur ainsi que de ses dialogues avec « [son] vieux philosophe », p.138.
La description utopique n’est donc pas perturbée par l’aspect romanesque de l’œuvre.
III. Une morale politique et philosophique ambigüe
a) Fuir l’utopie : quelles failles ont été identifiées ?
Vers la fin du roman, alors que Sadeur participe à une guerre, il constate son incapacité à se conformer au mode de vie austral. Lorsque deux jeunes filles le supplient de l’épargner, Sadeur cède à ses pulsions sexuelles en voyant les « charmes de leurs visages & de leurs seins nus », p.216. Couvert de honte, il arrête de prendre part au massacre et est d’autant plus frappé par sa brutalité.
Il se rend alors compte que l’utopie hermaphrodite n’est pas aussi irréprochable et parfaite que ce qu’il pensait initialement. Les Australiens se disent être dépourvus de passion et d’excès. Néanmoins, ils s’adornent à des massacres jugés comme excessifs et injustes par Jacques Sadeur.
L’utopie australe manque de tolérance : le moindre écart est puni. L’uniformité doit régner entre tous les membres. La notion de communauté de biens souvent présente dans les utopies, est en réalité synonyme de totalitarisme.
Tout individu qui déroge aux règles de conduite est réprimandé. De plus, les enfants ne naissant pas hermaphrodites sont considérés comme des monstres et sont donc mis à mort. Ce traitement barbare est pire que celui réservé aux hermaphrodites dans la société d’origine de Jacques Sadeur.
L’utopie australe présentée dans le roman est donc extrêmement stricte et violente.
Sadeur aurait d’ailleurs pu être éliminé de la société utopique dès son arrivée en raison de sa soumission à ses pulsions sexuelles. C’est grâce au vieux philosophe qu’il sera sauvé et pourra rester durant trente-cinq années.
b) Libertinage et la philosophie libertine
La philosophie libertine s’impose dans la société française au XVIIIème siècle. Gabriel de Foigny est considéré par certains comme un penseur libertin en avance sur son temps. La philosophie libertine de l’époque est caractérisée par la recherche des plaisirs, l’accord avec la nature ainsi que le détachement des dogmes de l’Église dans une logique de liberté et d’exercice de sa pensée critique individuelle.
Sadeur, séduit par le mode de vie australien, tentera de neutraliser ses pulsions et ses passions pendant plus de trente ans. Néanmoins, il n’y parviendra pas et son désir refera surface devant les deux jeunes femmes qu’il croisera pendant la deuxième guerre.
Si les passions sont absentes en utopie australe, la religion telle qu’elle existe en Europe est également absente de cette société. Le concept de rédemption de vie post-mortem est complètement étranger aux Australiens.
Le retour de Jacques Sadeur aux valeurs religieuses européennes est déstabilisant et montre l’ambiguïté du personnage.
En effet, dans une perspective libertine, il est logique que Sadeur souhaite retrouver une sexualité passionnelle. Néanmoins, il est étrange qu’il choisisse de retrouver sa foi chrétienne qui punit également les pulsions sexuelles en-dehors du cadre marital.
c) La question du genre
La notion de genre est très présente dans la sphère féministe et LGBTQ du XXIème siècle. Voir en La Terre Australe connueune utopie queer critique est une analyse anachronique que nous propose le chercheur Filippo d’Angelo dans son texte « Libertinage, hermaphrodisme et masculinité ». Il interprète le roman comme « un texte dont la prémisse utopique est l’effacement des genres mais dont la conclusion pessimiste est la nécessité inéluctable des genres eux-mêmes ».
En utopie australe, la perfection est incarnée par les humains possédant les deux sexes. Ces Australiens seraient complets et donc exempts de toute passion. En cela, ils sont guidés par la raison et ont donc accès à une sagesse supérieure. Néanmoins, la conclusion du roman nous laisse entendre qu’une société entièrement intersexuée ne serait qu’une société privée de désir sexuel et donc sans possibilité de bonheur individuel.
Le roman permet également de mettre en évidence la vision très masculine de l’hermaphrodisme de Sadeur et Foigny. La domination masculine est présente tant dans la société européenne que la société australe utopique : Sadeur est élevé en tant qu’homme malgré son intersexualité, et, tous les Australiens hermaphrodites sont désignés au genre masculin et ont une apparence physique codée comme masculine (barbes, pas de seins, cheveux courts …). Toute caractéristique perçue comme féminine semble exclue. Les Australiens nomment d’ailleurs les humains à sexe unique « les demi-hommes », et ce qu’importe leur sexe ou leur genre. Cette perspective influencée par la domination masculine de l’époque est bien différente de la notion d’intersexualité actuelle et de la notion de non-binarité des genres que l’on connaît aujourd’hui.
En conclusion,
L’échec de Sadeur et son incapacité à s’intégrer à l’utopie nous incite à nous demander si la conclusion du roman ne provient pas d’une incapacité de Foigny à concevoir une société hermaphrodite comme une société autre qu’asexuée. Jacques Sadeur est lui-même hermaphrodite, mais il possède une éducation genrée puisqu’il a été assigné homme à la naissance. Il semblerait que le point de vue masculin et probablement hétérosexuel de Foigny l’empêche de concevoir un désir sexuel sans opposition entre les sexes et les genres. Ainsi, la critique de Sadeur et de Foigny par rapport à l’utopie australe décrite dans La Terre Australe connuen’existe qu’en raison de leur vision patriarcale de la société. Il serait intéressant de repenser l’utopie australe sans uniformisation des genres, sans domination masculine, et donc sans absence de désir, pour déterminer si la conclusion du roman serait la même que celle de Sadeur, ou pas.
Bibliographie
Gabriel de Foigny, La Terre Australe connue, 1692
Pierre Ronzeaud, « L’espace dans les utopies littéraires du règne de Louis XIV », Études Littéraires volume 34, numéro 1-2, p. 277 à 294, 2002 https://www.erudit.org/fr/revues/etudlitt/2002-v34-n1-2-etudlitt694/007567ar/
Lise Leibacher-Ouvrard, « L’un et le double : hermaphrodisme et idéologie dans La Terre Australe connue (1676) de Gabriel de Foigny », French Forum volume 9, o. 290 à 304, 1984 https://www.jstor.org/stable/41429526
Peter Murvai, « Le topos de la rencontre chez Veiras et Foigny », Topiques, Études satoriennes, 2017
Marie-Christine Pioffet, « Censure et contraintes verbales dans La Terre australe connue de Gabriel de Foigny », Dire ou ne pas dire, p.117 à 129, 2013
Filippo D’Angelo, « Libertinage, hermaphrodisme et masculinité », Les Dossiers du Grihl [En ligne], 01 | 2010, mis en ligne le 07 mai 2010 http://journals.openedition.org/dossiersgrihl/3964
Comments