Toni Morrison publie Beloved, son roman le plus célèbre, en 1987. Il s’agit du premier tome d’une trilogie, comprenant Jazz et Paradise, dans laquelle l’autrice a pour volonté d’inclure les afro-américains dans l’histoire Américaine et sa littérature. Beloved, retrace l’histoire de États-Unis de l’esclavage dans le Sud pré-guerre jusqu’à la vie dans l’état-libre de l’Ohio.
Dès sa sortie, Beloved reçut de nombreux éloges. Néanmoins, malgré sa nomination au « National Book Award », il ne remporta pas le prix. Quarante-huit auteurs et autrices afro-américains rédigèrent une pétition et lettre de protestation dans le New York Times Book Review de janvier 1988. C’est en 1988, un an après la publication du roman, que T. Morrison recevra le Prix Pulitzer pour son œuvre.
Le roman est néanmoins loin de faire l’unanimité. De nombreuses critiques parlent du roman comme d’une description exagérée et sensationnelle des horreurs de l’esclavage et d’une comparaison abusive de la Traite négrière à l’Holocauste. Certain·es le taxent même d’une belle preuve d’imagination.
Toni Morrison, a joué et joue encore un rôle crucial dans la représentation des afro-américains dans la littérature. Alors que Timothy Powell affirme que ses romans permettent de réaffirmer la présence des noir·es dans la société, Theodore O. Mason Jr explique que les histoires de Morrison ont permis d’unifier la communauté.
Au travers des romans de Toni Morrison, une nouvelle lumière a été placée sur la communauté afro-américaine, les horreurs de son histoire, sa mémoire et ses évolutions. Elle raconte leurs vécus de l'intérieur, et permet ainsi d'apporter une voix intra-communautaire sur la scène internationale. Pour une fois, l'histoire des noir.es est contée par une noire et non pas un-e blanc-he dont la vision est donc forcément biaisée en raison de son privilège. Cela permet d'avoir les deux voix accessibles et visibles, dans le but de mieux comprendre ensemble l'histoire et la société. D’une certaine façon, Morrison représente les traumas de la communauté noire, les soigne et permet de transmettre sa mémoire.
Beloved permet en ce sens d’aborder le thème de l’esclavage et son impact sur les individus, même après que la libération a eu lieu.
Dans quelle mesure l’esclavage a-t-il modelé la communauté afro-américaine et sa culture ? Comment impacte-t-il les liens tissés à l’intérieur mais aussi à l’extérieur de cette communauté ?
Illustration de l'artiste Lu Cong
I. Les conséquences de l’esclavage
a. Contexte historique
Beloved appartient au genre de la fiction historique. Le récit renvoie à deux époques : l’année 1873, et, quinze ans plus tôt, durant l’année 1855.
Le tout se passe entre la plantation Sweet Home du Kentucky et Cincinnati, dans l’État d’Ohio.
Si ni le Kentucky, ni l’Ohio ne faisaient partie de la Confédération en faveur du maintien de l’esclavage, néanmoins, le Kentucky le pratiquait encore malgré son appartenance à l’Union. Sethe fuit donc le Kentucky pour l’Ohio. Elle ne peut retourner dans le Kentucky par peur d’être retrouvée par les maîtres de son ancienne plantation esclavagiste, ce même en 1873 alors que la guerre de Sécession est terminée et que l’esclavage est donc aboli.
La guerre de Sécession a lieu de 1861 à 1865. Les flashbacks présentés dans le roman de Morrison nous ramenant à l’année 1855, nous sommes donc encore dans une époque où l’esclavagisme n’est que peu remis en question. Ce n’est qu’en 1860, à la suite de la victoire présidentielle du Parti républicain et d’Abraham Lincoln qu’une première cission entre Nord et Sud aura lieu.
Si le droit de vote est étendu aux anciens esclaves grâce au 15ème amendement en 1870, les discriminations sont toujours bien présentes à l’encontre des noirs. Le racisme persiste et une ségrégation se met en place entre les noirs et les blancs. Le Ku Klux Klan (KKK) fait son apparition, ainsi que les lois Jim Crow en 1877.
Ces lois assuraient une ségrégation des services publics : écoles, hôpitaux, transports, toilettes, … Ces lois seront officiellement abrogées en 1964 grâce au Civil Rights Act.
Les lois Jim Crow étaient en vigueur dans tous les États-Unis, même dans les anciens états du Nord – ceux de l’Union –. Elles sont donc bien sûr actives dans le Kentucky, mais aussi dans l’Ohio de façon moins intense.
Dans l’Ohio, les relations interraciales sont interdites à partir de 1877 et les écoles sont ségréguées par exemple.
Dans le Kentucky, la liste des interdictions est plus longue. Dès 1866 les mariages interraciaux sont interdits et punis. Des écoles sont créées et réservées aux noirs. Les trains doivent également proposer des wagons réservés aux noirs. Ce sera en 1902 que l’équivalent sera appliqué au transport en bus. D’autres mesures seront créées par la suite, ce jusqu’en 1960.
Si les personnages de Beloved sont donc officiellement libres, leur statut social est donc loin d’être enviable.
Cela explique aussi leur vie en communauté : un mode de vie rassurant mais aussi imposé par la société raciste dans laquelle iels vivent.
La plupart des romans de Toni Morrison sont d’ailleurs situés dans des communautés noires isolées, des endroits où les coutumes et pratiques afro-américaines ne sont pas étouffées et réprimées par la culture blanche dominante (magie, esprits, vaudou, rituels, etc.).
b. La destruction et la haine de sa propre identité
Le roman de T. Morrison nous montre les destructions physiques mais aussi émotionnelles et spirituelles ainsi que leurs conséquences sur les anciens esclaves, ce même plusieurs années après leur libération.
L’un des thèmes principaux est celui de l’aliénation, tant par rapport à soi-même qu’au système de la suprématie blanche mis en place.
Sethe se hait. Elle se considère comme moins qu’humaine et croit les dires de Schoolteacher lorsque celui-ci parle des caractéristiques animales des esclaves noirs.
Paul D doute en permanence de sa valeur en tant que personne, il ne sait pas s’il est un homme, un « real man » comme il le dit.
Baby Suggs s’est vu voler l’opportunité d’être une femme, une sœur, une fille et une mère. Toute sa famille lui a été arrachée au fur et à mesure. Sa perception d’elle-même en a été altérée. Elle en a perdu son identité de femme et sa place dans la société. Comme elle le dit : l’homme blanc lui a tout volé dans son existence. Elle n’est plus qu’une coquille vide.
Frantz Fanon, dans Peaux noires masques blancs, écrit : « Quand les nègres abordent le monde blanc, il y a une certaine action sensibilisante. Si la structure psychologique se révèle fragile, on assiste à un écroulement du Moi. Le Noir cesse de se comporter en individu actionnel. Le but de son action sera Autrui (sous la forme du Blanc), car Autrui seul peut le valoriser. ».
C’est exactement ce à quoi les personnages de Beloved, et les esclaves de façon générale, sont confrontés. Leur individualité leur étant niée, leur seule façon d’exister est en se positionnant par rapport à l’homme blanc et en le servant. La valeur de l’esclave, et par extension des personnes dominées – ici les noir·es – est définie par la classe dominante – ici les blanc·hes.
Ayant été traités comme étant moins qu’humains pendant des années, les anciens esclaves ont du mal à se considérer à leur juste valeur. Iels se détestent et croient en leur infériorité.
L’annihilation du libre-arbitre, de la pensée et de l’identité étaient des instruments de domination. En effet, en privant les noir·es de leur langue, leurs cheveux et coiffures ancestrales, leurs traditions et tout ce qui en faisait des personnes, il devient plus facile de les manipuler et les diriger. Sans repères, nous sommes plus enclins à accepter une dégradation. Avec le temps, cette dégradation s’infiltre dans notre esprit et nous convainc de notre infériorité par rapport au groupe dominant. James Baldwin écrit dans If Beale Street could talk: « I guess that makes sense, too. I'm tired, and I'm beginning to think that maybe everything that happens makes sense. Like, if it didn't make sense, how could it happen ? But that's really a terrible thought. It can only come out of trouble, trouble that doesn't make sense. ».
La fatigue physique et l’épuisement émotionnel nous mènent à accepter un sort injuste et même à le justifier. Cela explique pourquoi à l’époque, mais encore aujourd’hui, de nombreuses personnes noires ont honte de leur couleur de peau, de leurs cheveux ou encore de leur identité au sens large et souhaiteraient être blanc·hes.
c. La famille et l’éclatement des liens sociaux
Les esclaves étant des commodités, les esclavagistes pouvaient aisément séparer des familles. Les liens entre esclaves étaient donc fragiles et douloureux car susceptibles d’être rompus à tout moment. Les familles pouvaient être séparées par la vente de certains membres à d’autres exploitations, ou par la mort.
Il était particulièrement intéressant de vendre des enfants car ceux-ci étaient en bonne santé, jeunes et donc avec plus d’années de travail à offrir.
L’exemple le plus frappant de séparation de famille est celui de Baby Suggs à qui on a retiré huit de ses neuf enfants.
Son rapport à l’enfantement et aux enfants en est impacté :
« The last of [Baby Suggs’] children, whom she barely glanced at when he was born because it wasn’t worth the trouble to try to learn features you would never see change into adulthood anyway», p.153.
Baby Suggs est désabusée, elle ne prend plus la peine ni le risque de s’attacher à un enfant qui lui sera probablement arraché. Son lien avec Halle, le seul fils qu’il lui reste est donc extrêmement fort, comme si elle avait reporté tout son amour sur lui. Il le lui rendra d’ailleurs au centuple en sacrifiant tout pour la libérer de sa condition d’esclave.
Cet éclatement des familles participe à la destruction de l’identité des esclaves. En effet, toutes et tous se sentent esseulé·es, privé·es de relations sociales et familiales. Iels entrent alors dans un rapport extrême aux émotions, les aliénant encore plus de leur humanité.
En effet, soit leurs émotions les aveuglent soit elles sont étouffées.
On peut le remarquer avec Sethe que l’instinct et l’amour maternel pousseront à commettre un infanticide dans le but de préserver ses enfants de la mise en esclavage. Paul D, lui, met ses émotions sous clé et en a peur, il s’agit d’un mécanisme inconscient de protection.
Malgré l’éclatement familial et les souffrances qui en découlent, les personnages ne renoncent pas à l’amour. L’affection et la bonté restent leur moteur, c’est tout ce qui leur reste pour ne pas sombrer. C’est en voyant l’amour qu’Halle porte à sa mère, Baby Suggs, que Sethe choisira de l’épouser lui plutôt que l’un des trois Paul. Les trois Paul, eux, cherchent en Sethe l’amour d’une femme dans l’espoir que celui-ci leur apporterait un réconfort émotionnel quelconque.
II. La domination blanche
a. Une perte d’humanité pour les deux groupes raciaux, mais de différentes façons
L’une des conséquences les plus importantes de l’esclavage est l’aliénation, envers soi-même ou envers un groupe. Cela en résulte en une perte d’identité individuelle, collective, et donc d’humanité.
Concernant l’aliénation envers soi-même, les hallucinations sensorielles de Paul D en sont un bon exemple. En effet, il ne sait plus identifier d’où viennent les hurlements qu’il entend : sont-ils les siens ou ceux d’une autre personne ?
Les esclaves en viennent aussi à douter à remettre en question leur propre humanité et existence. Étant considérés comme des marchandises, ils ne sont plus sûrs de leur valeur en tant que personnes. Paul D et Sethe croient aux discours de leurs maîtres et sont convaincus du fait qu’iels sont une sous-race, voire des sous-humains.
Le traumatisme est générationnel puisque même les enfants de Sethe en subissent les conséquences. Denver par exemple, s’identifie tellement à Beloved que leurs deux identités semblent se confondre dans son esprit. Quant à Beloved, elle finira par se désintégrer physiquement puisqu’elle disparaît à la fin du roman. Son identité aura donc – symboliquement – été annihilée jusqu’à la destruction-même de son corps physique.
Paul D étouffe les émotions qui le rendent humain en les enfermant dans la boîte à tabac, la « tobacco tin » qui est dans son cœur.
D’autres esclaves comme Jackson Till ou Halle en ont perdu la raison. C’est d’ailleurs peut-être aussi le cas de Sethe qui tue ses enfants et pour qui Beloved pourrait très bien être une hallucination induite par son sentiment de culpabilité.
L’esclavage a également un impact sur les blanc·hes. C’est d’ailleurs ce qu’évoquera Stamp Paid. Il explique que les blancs changent et deviennent plus violents lorsqu’ils découvrent le pouvoir qu’ils ont sur les noirs : « changed and altered […] bloody, silly, worse than they ever wanted to be ».
L’esclavage fait donc perdre leur identité et aliène toutes les personnes qui y sont impliquées.
b. Le langage
Durant tout le roman, Morrison joue sur les perspectives et le sens des mots en fonction de l’énonciateur.
Le nom de la plantation du Kentucky par exemple : « Sweet Home », pouvant être traduit par « doux foyer », est extrêmement ironique et cruel. La plantation est en effet confortable pour les blancs, mais bien moins pour les noirs forcés en esclavage.
« Schoolteacher », le cruel homme devenu maître de la plantation à la suite du décès de Mr. Garner, affirmera que « definitions belong de the definers, not the defined », p. 225. Ce sont ceux qui maitrisent le langage local qui ont l’ascendant sur les autres.
Les noir·es n’ayant plus le droit d’utiliser leur langue d’origine (des régions d’Afrique), iels doivent se plier au bon vouloir des blanc·hes en apprenant leur langue. Les personnes blanches définissent les règles qui les arrangent et les imposent aux personnes qu’elles dominent – ici les esclaves noir·es –. Les mots enseignés aux esclaves possèdent le sens décidé par leurs maîtres, faisant du langage une redoutable arme de manipulation des esprits et un instrument de domination.
Les esclaves n’ont aucune personnalité, aucune individualité, tous se ressemblent. Ce sont des propriétés et non des humains.
On comprend que les définitions des mots sont établies par les privilégiés, ceux que ces définitions arrangent et ne sont pas soumises à discussion.
Mr. Garner, affirmait par exemple qu’il autorisait ses esclaves à vivre en tant que vrais hommes. Néanmoins, est-ce vraiment le cas lorsqu’ils lui appartiennent, ne reçoivent aucun salaire et n’ont pas le droit d’exprimer leurs souhaits ou encore d’accéder à la liberté ?
Si certains esclaves comme Saxo décident de se défaire de la langue anglaise – la langue du colonisateur et maître –, d’autres décident de l’utiliser pour redéfinir le monde à leur façon. Certains esclaves décident par exemple de changer leur nom. Ils manipulent aussi la langue anglaise pour la rendre incompréhensible à l’oreille des esclavagistes blancs. En prison, Paul D chantent leurs mémoires et rêves en utilisant un Anglais codé, leur permettant ainsi de partager un moment communautaire sans alerter les gardes.
Même le titre du livre, et prénom de la fille de Sethe provient en fait d’une incompréhension de langage. En effet, « Beloved » est écrit sur la pierre tombale de l’enfant. Ce terme, utilisé par le pasteur, signifie « bien-aimée ». Sethe l’utilisera alors pour nommer ce bébé sans-nom qu’elle a tué.
Les noms utilisés par les personnages sont également importants.
Les esclaves étaient renommés par leurs maîtres lors de leur arrivée dans les plantations durant la Traite des Noirs. On effaçait ainsi leur identité et leurs racines pour rattacher leur existence entière à leurs patrons. C’est pour cela que les hommes noirs de Sweet Home partagent tous trois le même prénom : Paul D, Paul F et Paul A.
Dans Beloved, les prénoms ont donc une portée. Baby Suggs par exemple, change son prénom dès qu’elle obtient sa liberté.
« “Suggs is my name, sir. From my husband. He didn’t call me Jenny.”
“What did he call you ?” “Baby.” “Well,” said Mr. Garner, going pink again, “if I was you I’d stick to Jenny Whitlow. Mrs. Baby Suggs ain’t no name for a freed Negro” », p. 167.
Elle n’est plus Jenny Whitlow mais Baby Suggs, un nom qui n’a pas été choisi par les blancs mais par elle-même, femme libre, en s’inspirant de son mari.
Il en va de même pour Stamp Paid qui choisit ce nom suite à l’événement marquant de sa vie : la livraison de sa femme à un esclavagiste en échange de sa liberté.
Denver, la fille de Sethe, tient son nom de la jeune femme blanche qui a aidé sa mère à la mettre au monde. Son nom a donc une histoire, raison pour laquelle Denver adore son prénom et l’histoire de sa naissance.
Les prénoms des Blancs sont aussi importants. Si Mr. Garner possède le titre de monsieur, Schoolteacher, lui, n’a ni titre ni nom. Il est, comme les esclaves, déshumanisé. Le nom de Schoolteacher lui est donné par les esclaves, de la même façon que les esclavagistes changent le nom des noirs. Qui plus est, ce nom est une fonction, un métier. La cruauté du personnage et son nouveau nom en font donc une entité à détester et non plus une personne avec ses parts d’ombres et de lumière.
Le langage est donc un moyen de dominer pour les personnes blanches, mais aussi de s’émanciper en se l’appropriant et en parvenant à l’utiliser à son avantage pour les personnes noires. Il est en effet possible d’apprendre à parler la langue du maître pour pouvoir ensuite pénétrer en son monde et s’offrir de meilleures conditions de vie – en s’assimilant ou en manipulant les classes dominantes pour ensuite les renverser –, ou refuser de l’utiliser pour se détacher définitivement de la classe dominante et tenter de construire sa version du monde en marge de la majorité.
c. La ségrégation et la communauté exclusivement noire décrite dans le roman
La plupart des romans de Morrison se déroulent dans des communautés exclusivement noires et isolées. Cela a deux intérêts : exposer le regroupement forcé subi par ces populations rejetées par les groupes dominants – blancs –, mais aussi expliquer comment la spiritualité afro-américaine et les liens intra-communautaire s’exercent lorsqu’ils ne sont pas réprimés par les blancs. En ce sens, Bell Hooks affirmera dans De la marge au centre : théorie féministe, que les marges sont à la fois un site « imposé par les structures oppressives » mais aussi « un site de radicale possibilité, un espace de résistance ». C’est pour montrer ces deux versants de la communauté noire que Toni Morrison choisit de placer ses personnages à Cincinnati.
Beloved expose comment la communauté noire est importante et nécessaire à l’émancipation des anciens esclaves et la reconstitution de leur identité perdue.
C’est grâce à la communauté de Cincinnati que Sethe retrouvera son individualité, que Denver arrive à grandir de façon convenable, que Mr. Bodwin n’est pas accidentellement tué par Sethe ou encore que Beloved est exorcisée à la fin du roman, permettant ainsi à Sethe et à la communauté d’enfin aller de l’avant et d’enterrer son passé.
La communauté est également importante pour Paul D car c’est en travaillant collectivement avec ses codétenus qu’il arrivera à s’évader de prison.
« Some lost direction and their neighbors, feeling the confused pull of the chain, snatched them around. For one lost, all lost. The chain that held them would save all or none, and Hi Man was the Delivery», p.124.
Le rapport à la spiritualité dans la communauté noire est également abordé dans le roman.
Si les afro-américains ont connu des difficultés à conserver leur culture d’origine et à en créer une nouvelle durant la période esclavagiste, iels y sont tout de même parvenus. Et celle-ci s’exprime fortement au sein de leurs communautés.
Les fantômes sont présents tout au long de la nouvelle, avec la présence d’un être invisible dans la maison d’abord, puis avec la réincarnation de Beloved ensuite.
Beloved fera d’ailleurs référence à son existence dans l’au-delà :
« Why you call yourself Beloved ? Beloved closed her eyes. “in the dark my name is Beloved.” », p.92.
Tous les personnages croient à la présence d’esprits, de fantômes et d’énergies spirituelles. Lorsque Sethe proposera de déménager pour échapper à l’esprit hantant leur maison, Baby Suggs affirmera :
« “What’d the Point?” asked Baby Suggs. “Not a house in the country ain’t pack to its refer with some dead Negro’s grief. We lucky this ghost is a baby.” », p.6.
La superstition fait partie intégrante de leur mode de vie, tout comme la mort. Les deux sont acceptées et normalisées. Ce qui n’est pas le cas dans les communautés blanches.
III. Le traumatisme générationnel : s’en sortir grâce aux autres
a. Le traumatisme lié au passé
« Those white things have taken all I had or dreamed […] and broke my heartstrings too. There is not bad luck in the world but whitefolks» declare Baby Suggs le jour où son ancient maître, Schoolteacher, arrive à 124. Malgré le fait que l’ancienne esclave soit maintenant libre et heureuse au sein de sa nouvelle famille, elle reste sujette à la peur et se résigne vite à son sort. Si elle a placé son passé derrière-elle, le traumatisme reste présent et son réflexe est de se soumettre à la volonté des blancs oppresseurs.
En plus de cela, Baby Suggs en viendra même à douter de sa propre communauté, qui ne l’ont pas prévenue du danger. Eux-mêmes s’étant peut-être abstenus par peur de l’homme blanc.
Malgré le nouveau statut d’individu libre acquis par les personnes noires et l’abolition de l’esclavage, les horreurs vécues par le passé ne disparaissent pas pour autant. En cause les nombreuses années passées dans un système injuste, les nouvelles lois qui ne confèrent pas les mêmes droits aux noirs qu’aux blancs, ainsi que le manque de considération global – racisme systémique – et les agressions racistes subies au quotidien de façon individuelle. Le traumatisme demeure et avec lui, persistent des automatismes.
Ces schémas d’action ou de pensées sont maintenant ancrées dans la psyché des anciens esclaves, et transmis de façon plus ou moins consciente à leur descendance.
Frantz Fanon écrira dans Peaux noires masques blancs que « Aussi pénible que puisse être pour nous cette constatation, nous sommes obligés de la faire : pour le Noir, il n’y a qu’un destin. Et il est blanc. ».
C’est exactement ce vers quoi tend la destruction de l’humanité et l’aliénation vécue par les esclaves, dans le roman Beloved, mais aussi en général. N’ayant plus d’identité, leur seule fonction est d’obéir et de servir les personnes blanches, qu’elles soient leurs maîtres ou non. La liberté seule ne suffit pas à s’échapper de cette mécanique, une reconstruction identitaire individuelle et collective est nécessaire.
b. Les nouveaux liens créés par l’esclavage : salvateurs ou défectueux ?
Lorsque les esclaves perdent leur liberté, iels perdent aussi les liens qui les unissent à leur famille et leurs ami·es. En effet, iels appartiennent à leur maître. Leur instinct de préservation les pousse à s’isoler pour penser en priorité à leur propre survie.
Dans Les Damnés de la Terre, Frantz Fanon écrit : « Au niveau des individus, on assiste à une véritable négation du bon sens. Alors que le colon ou le policier peuvent, à longueur de journée, frapper le colonisé, l'insulter, le faire mettre à genoux, on verra le colonisé sortir son couteau au moindre regard hostile ou agressif d'un autre colonisé. Car la dernière ressource du colonisé est de défendre sa personnalité face à son congénère. […] En se lançant à muscles perdus dans ses vengeances, le colonisé tente de se persuader que le colonialisme n'existe pas, que tout se passe comme avant, que l'histoire continue. Nous saisissons là en pleine clarté, au niveau des collectivités, ces fameuses conduites d'évitement, comme si la plongée dans ce sang fraternel permettait de ne pas voir l'obstacle, de renvoyer à plus tard l'option pourtant inévitable, celle qui débouche sur la lutte armée contre le colonialisme. » .
C’est ce phénomène qui a lieu dans les plantations où, malgré quelques liens, il existe peu de solidarité et d’esprit de groupe parmi les esclaves, mais aussi à Cincinnati où la communauté exclura Sethe car trouver un bouc émissaire est une solution de facilité plutôt que de blâmer l’homme blanc (schoolteacher) et le système esclavagiste et raciste pour cette tragédie. Dans un système majoritairement blanc où on est considéré comme inférieur, il est tentant de vouloir s’assimiler, et, comme évoqué plus tôt, de chercher la validation des personnes blanches. Cela permet de se rassurer sur sa propre valeur mais aussi d’avoir accès à une meilleure qualité de vie. James Baldwin en parle dans The Devil Finds Work : « Les Noirs connaissent aussi les flics noirs, même ceux que l'on nomme « Monsieur » à Philadelphie. Ils savent que leur présence dans la police ne change pas la police, ni les juges, ni les hommes de loi, ni les esclaves, ni les prisons. Ils connaissent la mère et le père du flic noir, ils ont peut-être rencontré la soeur, et ils connaissent le petit frère, ou le grand, qui est peut-être un esclave, ou un junkie, ou un étudiant perdu de Yale. Ils savent à quel point le flic noir doit faire ses preuves, et combien ses moyens pour cela sont limités : là où j'ai grandi, les flics noirs étaient même plus terrifiants que les flics blancs. »
Malgré cet individualisme induit par l’instinct de survie, l’esclavage a mené certains à construire leur propre famille comme ont pu le faire Sethe et Halle. Est-ce un véritable amour ou un amour de circonstance ? Quoi qu’il en soit il apporte du confort à celles et ceux qui s’y engagent. Baby Suggs en est devenue une deuxième mère pour Sethe lorsque celle-ci s’est mariée avec son fils et lui a donné des petits-enfants. Cette nouvelle famille leur donne l’amour dont iels avaient tant besoin pour conserver une part de leur humanité et de leur identité.
Pour d’autres comme Paul D, la peur de créer des liens demeure car ceux-ci sont trop instables : ils peuvent disparaître à tout moment et la possibilité d’une trahison est un risque qu’il ne veut pas prendre. Il fera dans le roman la connaissance de familles noires constituées de différentes générations d’esclaves et sera fasciné par leurs liens car ils appartiennent non pas à un blanc mais à eux-mêmes ainsi qu’à leurs êtres aimés.
Cela forme un contraste avec ce qu’il a connu par le passé. Lui et ses frères ont grandi sans connaître leurs parents. Cette situation le renvoie à sa propre solitude.
De nouveaux liens familiaux font également leur apparition. Si ces liens peuvent être de sang, comme Baby Suggs avec Halle, ou Paul avec ses demi-frères, ils peuvent aussi être choisis. En effet, si la communauté de Cincinnati est imparfaite, elle présente néanmoins des liens forts entre ses membres qui ne sont pourtant ni de la même famille ni de la même plantation. Toutes et tous sont néanmoins très proches et solidaires, prêts à s’aider et à se pardonner leurs erreurs pour avancer ensemble du mieux que possible dans un système qui ne leur est pas favorable.
c. L’importance de la solidarité communautaire pour se défaire d’un passé traumatique
Lorsque Sethe arrive à Cincinnati, elle découvre enfin ce que signifie l’appartenance à un groupe. Elle peut partager ses peurs et ses joies sans crainte, elle sait qu’elle sera comprise et entendue. Si elle a connu l’amitié et l’amour en tant qu’esclave, ces liens pouvaient être détruits à tout moment sur simple volonté de ses maîtres blancs.
Cette communauté noire libre lui apporte une stabilité et une sécurité nouvelle.
Néanmoins, la trahison de ses nouveaux amis la forcera à tuer sa fille et à s’isoler de nouveau. Sethe évitera tout lien social pour se protéger, elle et sa famille.
La solidarité est donc cruciale : non seulement pour une reconstruction identitaire post-esclavage, mais aussi pour pouvoir avancer. L’esclavage a forcé les noirs à se replier sur eux-mêmes, à se distancer de leurs émotions et à penser à leur propre survie avant tout. C’est le retour à la communauté qui peut donc leur rendre leur humanité. L’individualité et la solitude s’apparente à la période esclavagiste passée, tandis que la solidarité et la vie en groupe sans surveillance blanche permet le progrès. C’est en collectif qu’iels pourront se défaire de leurs traumatismes respectifs et se détacher du passé.
C’est d’ailleurs ce qui fait la différence entre les femmes de la communauté et Sethe à la fin du livre: « When they caught up with each other, all thirty, and arrived at 124, the first thing was not Denver sitting on the steps, but themselves».
Les femmes noires, qui sont le socle de la communauté, se retrouvent en Sethe et en son incapacité à se détacher de son passé. Comme elle, elles ont aussi été hantées par leurs propres fantômes et décident donc de l’aider à s’en sortir.
Avoir une communauté de personnes qui nous ressemblent et sur qui l’on peut compter est ce qui sauve les anciens esclaves de leurs parts d’ombres.
Dans Beloved, Morrison traite du traumatisme générationnel lié à l’esclavage et de la condition des noirs aux États-Unis entre les années 1850 et 1870. Cela nous permet directement de comparer deux perspectives sur la question : la vie durant la période esclavagiste et la vie après l’abolition de l’esclavage. Cela nous permet d’apprécier et de comprendre la façon dont les schémas de domination et leurs conséquences évoluent dans deux contextes légaux et sociaux différents.
Si la destruction de l’identité des esclaves n’est pas irréversible, de nombreuses séquelles demeurent tout de même. Celles-ci seront transmises sous forme de traumatisme générationnel aux descendants d’esclaves et donc à la population afro-américaine. La perte d’humanité n’impacte d’ailleurs pas uniquement les noir·es mais aussi les blanc·hes qui se perdent dans leur soif de pouvoir et leur stéréotypes racistes. Si, dans Beloved, c’est la communauté noire qui permet de libérer les anciens esclaves de leur passé et leur permet d’avancer, d’après Baruk : « La délivrance des complexes de haine ne sera obtenue que si l'humanité sait renoncer au complexe de bouc émissaire ».
Le message de Toni Morrison n’est en effet pas un message de haine anti-blancs. Dans Beloved, il existe des nuances. En effet, ce sera une femme blanche qui aidera Sethe à accoucher de sa fille. De plus, Paid Stamp évoquera une perte d’humanité tant du côté des personnes blanches que noires. Bien évidemment, le traumatisme vécu par les esclaves et leur descendance est bien plus intense et n’est pas à minimiser. Néanmoins, il est crucial d’accepter le passé et ses subtilités ainsi que de le déconstruire ensemble pour réellement arriver à une société égalitaire et dénuée de tout stéréotype.
Bibliographie
The Supernatural and the spiritual elements in Toni Morrison’s Beloved, Dr Tanu Gupta, Ramandeep Mahal, RJELAL vol2 n° 42014, 17/12/2014
Peaux noires, masques blancs, Frantz Fanon, 1952
Les damnés de la terre, Frantz Fanon, 1961
Ne suis-je pas une femme : femmes noires et féminisme, Bell Hooks, 1981
I am not your negro, Raoul Peck, documentaire Netflix, 2016
If Beale Street could talk, James Baldwin, 1974
Pages Wikipédia:
- Toni Morrison
- Beloved de Toni Morrison
- L’esclavage
- La traite négrière
- Esclavage et noirs aux États-Unis
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