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La misogynie de la littérature française du XIXème : une comparaison entre Balzac et Sand


cette analyse fut proposée pour la validation de ma licence en littérature comparée

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Honoré de Balzac et George Sand étaient contemporains. Ils se rencontrent à Paris en 1831 par l’intermédiaire de Jules Sandeau. Sand sera à l’origine de plusieurs romans de Balzac.

En 1838, Balzac va jusque chez George Sand à Nohant, dans le Berry où ils discutent beaucoup. Il dit alors : « J’ai plus vécu pendant ces trois ou quatre causeries, le mors aux dents, que je n’avais vécu depuis longtemps », préface de Béatrix, 1838.

Tous deux connus pour dénoncer la condition des femmes de leur époque, en particulier au-travers de cette institution qu’est le mariage, il est intéressant d’étudier deux de leurs romans similaires : Modeste Mignon et Indiana.

Ces deux romans mettent en scène des héroïnes issues de la bourgeoisie, voire de la noblesse, et vivant à la campagne. Les deux s’ennuient et rêvent d’une existence excitante et libre. Leurs vies sont donc similaires et comparables concernant leur statut social, époque de vie et leur destin en tant que femme. Indiana, se morfondant avec son mari, pourrait très bien être une version de Modeste quelques années plus tard.

Les deux vont vivre, au-travers de ces fictions, leur premier amour, désillusion amoureuse et la rencontre de leur véritable amour.

Modeste Mignon parut d’abord en feuilleton, en 1844, dans le Journal des Débats. Après cette pré-publication, Balzac fit paraître trois éditions successives de son roman chez des éditeurs différents, et finalement il fut réédité une quatrième fois l’année suivante, dans l’édition de la Comédie humaine où Balzac le plaça parmi les Scènes de la vie privée.

Ce classement parmi les Scènes de la vie privée était d’autant plus naturel que cette série, selon Balzac, devait signaler les dangers que les jeunes filles et les jeunes femmes rencontrent au début de leur vie. Modeste Mignon est, en effet, “l’histoire d’une jeune fille”, visant à instruire d’autres jeunes filles. Mais c’est aussi l’histoire d’un mariage, le « grand événement de leur vie » à l’époque.

Modeste est le portrait de la jeune fille “exaltée, romanesque” : pur produit de la littérature romantique. Mais ce penchant romanesque se greffe chez elle sur un type féminin qu’on trouve reproduit en plusieurs exemplaires dans les romans de Balzac : la province, la solitude, une vie immobile et régulière, puis une idée nouvelle qui arrive et accapare bientôt tout l’esprit. Ce sont les éléments qu’on retrouve aussi bien chez Eugénie Grandet dont c’est tout l’histoire que chez Rosalie de Watteville dans Albert Savarus ou chez Hélène d’Aiglemont au début de La Femme de trente ans.

Indiana est le premier ouvrage qu’Amantine Aurore Lucile Dupin de Francueil, Dudevant par mariage, signera de son pseudonyme : George Sand. Ce roman décortique les mœurs sociales des années 1830 au-travers d’une intrigue amoureuse. Il met en scène Indiana, une jeune femme lassée de son mari, qui va accepter les avances d’un certain Raymon et s’en retrouver le cœur brisé.

Dans une lettre à son ami Émile Régnault le 27 février 1832, Sand indiquera : « je ne connais pas de sujet plus difficile à exposer en peu de mots, et plus ennuyeux à première vue [...] C'est de la vie ordinaire, c'est de la vraisemblance bourgeoise. »

Il sera intéressant d’étudier comment Sand et Balzac décrivent la vie de leurs deux héroïnes, leurs tribulations, émotions et aspirations.

Comment la société patriarcale de l’époque, ainsi que leur genre influence-t-elle ces deux artistes dans leur vision de la femme ?

Je me propose d’abord d’étudier le contexte historique de l’époque selon trois axes thématiques : le contraste entre province et capitale aux yeux de la bourgeoisie, la condition des femmes de l’époque, puis la vision de l’amour. Celui-ci nous permettra de mieux cerner les enjeux féministes et les préoccupations développées dans chaque œuvre. J’analyserais ensuite les deux héroïnes : leur statut social d’abord - qui influait forcément sur leur condition de femme de l’époque -, leurs droits et leur vision de l’amour et du mariage. En effet, ces deux thématiques sont non seulement au centre de chacun des romans mais aussi au centre de la vie d’une femme de l’époque. Enfin, je m’attacherais à déconstruire le sexisme et la misogynie intégrée de Sand et de Balzac. De par leur genre, leur vision de la jeune fille et de la femme est différente et leurs préjugés divergent sur certains points.


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Plan de traitement du sujet


I. Des contextes d’écriture différents mais un choix d’époque similaire

a- La monarchie de Juillet, une époque apaisée qui permet l’ennui b- Le choix de la province c- Des contextes d’écriture différents sur le plan social

II. La mise en scène de deux héroïnes subissant la misogynie de la société

a- La bourgeoisie provinciale et le rêve de la capitale b- La condition des femmes de l’époque c- La vision de l’amour

III. Deux imaginaires différents en raison du genre de l’auteur et de l’autrice

a- Le « male gaze » de Balzac opposé au « female gaze » de Sand b- La dénonciation des normes de genre chez Balzac et chez Sand c- Les schémas sexistes non-déconstruits

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I. Des contextes d’écriture différents mais un choix d’époque similaire

a- La monarchie de Juillet, une époque apaisée qui permet l’ennui ?

L’action du roman de George Sand se situe au début de la monarchie de Juillet, soit en 1830. Quant à lui, le roman de Balzac commence ainsi : « Vers le milieu du mois d’octobre 1829, monsieur Simon Babylas Latournelle, un notaire, montait du Havre à Ingouville », page 4, l.1-3, Modeste Mignon, Balzac.

L’année 1830 est celle qui voit commencer la Monarchie de Juillet. Ce régime politique, qui va durer de 1830 à 1848, est celui qui succède à la Restauration et les émeutes des Trois Glorieuses.

Cette monarchie est plus libérale que celle qui la précède. Elle n’est plus « absolue » ni « de droit divin », mais se repose sur le suffrage censitaire. Ainsi, ce régime fait la part belle aux nobles et aux bourgeois. La monarchie connaît un début agité dès août 1830. Alors que Louis-Philippe Ier est intronisé en tant que « roi des Français » après la révolution de Juillet, des protestations naissent aux quatre coins de la France. On retrouve les Républicains à Paris, les Légitimistes dans l’Ouest de la France, ou encore es Bonapartistes dans l’Est. Néanmoins, la paix nationale n’en est pas fragilisée. Les soulèvements sont vite maîtrisés et cela permet aux classes sociales privilégiées de vivre en paix et dans le calme.

Le conservatisme de l’époque est mis au service des intérêts de la bourgeoisie, au détriment des classes ouvrières qui se paupériseront d’années en années jusqu’au renversement du régime. Ce renversement sera dû à une mauvaise maitrise des bouleversements sociaux liés à l’industrialisation : la paupérisation des classes ouvrières sera à l’origine de barricades et de la fin du règne de Louis-Philippe. Mais cela n’interviendra que plus tard, le début du règne étant apaisé et faisant la part belle à la bourgeoisie.

En 1830, les tensions sont apaisées. En 1831, le roi effectue des visites en province où il est chaleureusement accueilli. L’autorité du roi est reconnue et il réagit avec fermeté contre ses opposants républicains et légitimistes.

Depuis la révolution de 1789, la noblesse a été remplacée par la bourgeoisie à la tête de la société. Les bourgeois bénéficient de nombreux privilèges et s’enrichissent de plus un plus. Ils constituent la classe sociale la plus haute et la plus influente.

Si, en 1830, la classe bourgeoise profite de ses privilèges, les femmes restent prisonnières de leur genre.

En effet, depuis 1804, l’infériorité de la femme est institutionnalisée. Celle-ci doit obéissance à son mari et a le statut de « mineur juridique ». Ce n’est qu’à partir de 1870 qu’elles auront le droit à l’instruction.

A l’époque de Modeste et d’Indiana donc, les femmes n’ont accès qu’à une éducation à la maison. Cette éducation n’a pour but que de les transformer en jeunes femmes « accomplies » et non pas de les préparer à réussir dans la société et le monde professionnel.

Les compétences qu’elles acquièrent durant leur éducation serviront à divertir les hommes ou leur être utiles : couture, écriture, musique, chant etc.

Elles sont également écartées de toute affaire politico-sociale et sont donc condamnées à l’ennui, ou du moins à des existences vides de sens.


b- Le choix de la province

L’action des deux romans se situe en province française. Entre Ingouville et Le Havre pour Modeste Mignon, et à Lagny pour Indiana. Ingouville et Lagny présentent une démographie très similaire : 900 habitants à l’époque pour Ingouville et un peu plus de 700 pour Lagny. Indiana se rendra aussi à la Réunion dans la dernière partie de l’œuvre. L’île de la Réunion, est à l’époque appelée île Bourbon. La traite clandestine y est toujours tolérée, ce n’est qu’en 1848 que l’esclavage y sera officiellement aboli. A l’époque où y sera Indiana – peu avant la proclamation de la République –, l’île compte alors un peu plus de 100 000 habitants. Soit bien plus que les villes d’Ingouville et de Lagny.

Néanmoins, 60 000 personnes sont des esclaves. L’île Bourbon est donc, à l’image de Lagny et d’Ingouville, un endroit où tous se connaissent et font partie de la même classe sociale aisée. Malgré le fait que Bourbon compte plus d’habitants que Lagny, Indiana s’y sent bien plus seule du fait qu’elle ait été contrainte de quitter la métropole, son amour et ses amis.

En somme, les trois lieux sont des villes rurales où tout le monde se connaît et où il y a peu d’animations à part les rumeurs qui courent sur les uns les autres. Nos héroïnes subissent donc une forme d’isolement forcé puisqu’elles tournent vite en rond dans leur cercle social restreint et dans leur province. Cela est dû aux endroits dans lesquels elles vivent mais aussi à leur condition de femme car leurs mouvements sont limités : soit contrôlés par leur mari soit par leur famille.

Ces choix de villes sont parfaits pour pouvoir dépeindre la vie des femmes nobles et bourgeoises de l’époque. La vie y est calme, plate, parfois perturbée par un bal ou des nouvelles de la capitale. Tout y est plutôt monotone. Le quotidien des femmes est composé de travaux ménagers, de l’administration du foyer et de la réalisation des devoirs conjugaux. Elles ne peuvent se déplacer loin de leur foyer si elles ne sont pas accompagnées. Le plus souvent, elles évoluent avec une amie ou une dame de compagnie avec qui elles se rendent en ville réaliser quelques achats. Le plus souvent, leurs amies sont les femmes des amis de leur mari. La vie sociale d’une femme de l’époque dépend complètement de celle de son mari. Dans les petites villes, les distractions sont peu nombreuses et les cercles sociaux restreints.

Cela permet d’apprécier les microcosmes dans lequel les héroïnes évoluent et permet d’expliquer leur engouement pour toute nouveauté, aussi minime soit-elle.

La ville de province est aussi la destination inévitable de la plupart des femmes nobles et bourgeoises de l’époque puisque ces familles possèdent de grandes villas ou des châteaux dans lesquels il faut se rendre au moins 6 mois dans l’année.

Ce sont les hommes qui se rendent à la capitale pour affaires, et ils ne sont aucunement obligés d’emmener leurs femmes avec eux. Celles-ci se voient donc souvent contraintes à la vie de campagne.

Ingouville et Lagny sont donc deux cadres parfaits pour pouvoir décrire et dénoncer la condition de la femme mariée de l’époque.


c- Des contextes d’écriture différents sur le plan social

Les deux romans ont été publiés à une dizaine d’années d’écart : en 1832 pour Sand et en 1844 pour Balzac.

Les contextes d’écriture sont donc légèrement différents. Tous deux sont rattachés à la monarchie de Juillet. Néanmoins, Balzac écrit vers la fin de la monarchie (chute en 1848). Le contexte politique est donc plus tendu socialement qu’en 1832. En effet, en 1846 l’opposition trouve à s’exprimer suite à une crise sociale importante. La récolte est très mauvaise cette année-là et en découle une disette nationale. Le pouvoir d’achat baisse, ce qui entraîne une crise industrielle de surproduction. De nombreux ouvriers perdent alors leur emploi. Ceux-ci retirent alors massivement leur épargne populaire, provoquant une crise du système bancaire. Une crise politique s’ajoute à cette crise économique. Le roi et son ministre Guizot se refusent à entendre les demandes de réformes. Ils ne souhaitent pas changer leur politique pour s’aligner avec les socialistes. Les manifestations ouvrières et les émeutes se multiplient et conduisent à la révolution de 1848 et l’abdication de Louis-Philippe.

A l’époque où Balzac écrit Modeste Mignon, les idées socialistes prennent donc de l’ampleur. Parmi ces idées, on retrouve le droit au travail pour les femmes, ainsi que l’égalité entre les sexes, idées que l’on retrouve dans l’œuvre de l’auteur.

Sand commence à écrire Indianaen début d’année 1832, durant un séjour qu’elle effectue dans son domaine de Nohant. Indiana est son premier roman féministe. Dans celui-ci, elle s’attache à dénoncer les conditions de vie peu enviables des femmes de l’époque.

Au moment où George Sand écrit son roman, le régime est en pleine consolidation. Les insurrections républicaines sont écrasées et la royauté est installée au profit de la bourgeoisie. Finalement, pour les classes sociales aisées, on observe peu de changement durant le passage de la Restauration à la Monarchie de Juillet. Les femmes sont toujours mineures au regard de la loi et ne connaissent aucune amélioration concernant leurs droits. La période est parfaite pour écrire sur l’histoire d’Indiana que Sand qualifie de « la vie ordinaire, c’est de la vraisemblance bourgeoise », lettre à Emile Régnault, 27 février 1832.

Balzac, de son côté, s’inspire d’un été à Saint Pétersbourg en compagnie de la Comtesse Hanska pour écrire Modeste Mignon. Le canevas de l’histoire serait même à attribuer à Ewelina Hanska qui avait partagé cette idée d’histoire à Honoré de Balzac dans une lettre.

Il écrit son roman en 1844, 4 ans avant la fin de la Monarchie de Juillet. A ce moment-là, l’industrialisation garantit au pays une forte croissance mais dégrade les conditions de vie de la classe ouvrière. La crise de la monarchie guette et le climat social est bien plus tendu qu’en 1830. C’est pour cette raison que Balzac choisit la période du début de la Monarchie de Juillet. Tout comme Sand, il y voit un potentiel énorme pour décrire l’ennui omniprésent de la vie d’une bourgeoise en zone rurale.


II. La mise en scène de deux héroïnes subissant la misogynie de la société

a- La bourgeoisie provinciale et le rêve de la capitale

Comme aujourd’hui, Paris est le centre névralgique du pays. Néanmoins, la situation était encore plus exacerbée à l’époque. En effet, les villes de province étaient bien moins développées qu’aujourd’hui. On y rencontrait peu d’habitants et donc de diversité (en termes de métiers et de classes sociales). Le monde paysan occupait alors une place énorme dans la société française, le reste de la population étant un mélange de bourgeoisie et de noblesse. L’exode rural commencé au XVIIIème siècle au Royaume-Uni commence en France au XIXème siècle. La vie paysanne était considérée comme difficile et une sorte de fascination existait envers les villes. La ville, et en particulier Paris, était perçue comme le lieu du progrès, de la mode ainsi que des loisirs. Malgré tout, l’exode français est plus lent, si bien qu’en 1850 la France compte toujours 75% de ruraux contre un peu plus de 40% au Royaume-Uni (cf. bibliographie *1). Ces 75% de ruraux sont majoritairement constitués de paysans ainsi que de quelques bourgeois et nobles souvent en déplacement en ville pour affaires.

A l’époque, la vie des femmes tournait autour de leur mariage et de leur foyer.

Comme l’avait écrit George Sand, Indianaa été pensé « avec le sentiment non raisonné, mais profond et légitime, de l'injustice et de la barbarie des lois qui régissent encore l'existence de la femme dans le mariage, dans la famille et dans la société », Préface de l’édition de 1842.

Indiana s’ouvre d’ailleurs sur une scène d’ennui mortel : Indiana fixe le feu de cheminée, enfoncée dans son fauteuil. Le silence règne entre les trois personnes présentes dans la salle.

La deuxième partie du roman s’ouvre ainsi : « Deux mois se sont écoulés. Il n’y a rien de changé au Lagny ». Les journées se répètent et se ressemblent toutes. De temps en temps, une personne est invitée à déjeuner, ou un bal, mais c’est tout.

Modeste, comme Indiana, étouffe également dans cette communauté provinciale en vase clos. Le premier chapitre d’ailleurs, est intitulé « une souricière ». Titre pour le moins évocateur. Elle rêve d’une vie plus animée à la parisienne. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Modeste jette son dévolu sur un poète parisien. Elle rêve d’une vie à la capitale en compagnie « d’un homme enfin supérieur à la foule des hommes », p.85. Modeste méprise les hommes de province qui sont à son sens vulgaires et peu éduqués. Elle rêve d’un mariage d’amour avec un homme plein d’ambition.

Dans Indiana comme dans Modeste Mignon, les deux jeunes femmes s’ennuient profondément dans leur province et rêvent de l’effervescence de la capitale ou de La Réunion (dans le cas d’Indiana). Néanmoins, elles sont prisonnières de leur condition de femme : Indiana car elle est mariée et ses déplacements dépendent donc du bon-vouloir de son mari ; et Modeste car elle dépend de son père.


b- La condition des femmes de l’époque

Indiana s’attache à dénoncer la condition de la femme de l’époque, en particulier pour ce qui est du mariage. Sand l’explicitera d’ailleurs 10 ans après la publication de cette façon : « Ceux qui m’ont lu sans prévention comprennent que j’ai écrit Indiana avec le sentiment non raisonné, il est vrai, mais profond et légitime, de l’injustice et de la barbarie des lois qui régissent encore l’existence de la femme dans le mariage, dans la famille et la société. Je n’avais point à faire un traité de jurisprudence, mais à guerroyer contre l’opinion ; car c’est elle qui retarde ou prépare les améliorations sociales. La guerre sera longue et rude ; mais je ne suis ni le premier, ni le seul, ni le dernier champion d’une si belle cause, et je la défendrai tant qu’il me restera un souffle de vie. »

Dans la plupart des cas, le mariage sert d’alliance entre deux familles mais aussi à accroître une fortune. Les classes dominantes (auxquelles appartiennent Modeste et Indiana) cherchent à maintenir voire augmenter leur titre et leur patrimoine financier grâce à l’union matrimoniale de leurs enfants.

Durant cette période où l’argent règne en maître, les unions sont donc conclues entre individus de condition et de fortune équivalente. L’amour n’y a pas sa place.

Dans les classes populaires et paysannes, il en va différemment des classes supérieures : on s'y marie plus volontiers par inclination ou par amour, même si les mariages arrangés demeurent très largement majoritaires. La liberté de choix des époux est mieux assurée et avec elle le bonheur conjugal.

Dans tous les cas, en se mariant, la femme est grande perdante puisqu’elle passe de la tutelle de son père à celle de son mari. Elle ne perçoit aucune compensation financière ni de droit supplémentaire.

Le droit au divorce a été abrogé le 8 mai 1816 sauf en cas de situation bien particulière. L’Europe du XIXème siècle est celle de la femme au fourneau et des droits de l’homme. Après le mariage, les femmes subissent plusieurs interdictions. Elles ne peuvent par exemple accomplir aucun acte juridique, n’ont aucun droit sur la gestion des biens communs et ne peuvent travailler sans l’accord préalable de leur mari. Également en matière sexuelle, une femme mariée risque jusqu’à trois ans de prison en cas d’adultère. Les hommes eux, doivent simplement s’acquitter d’une amende.

Ce n’est que plus tard, avec le texte de Léon Blum Du Mariage, publié en 1907, que l’on commencera à revendiquer l’égalité des sexes, la liberté sexuelle des femmes et des hommes et l’institution qu’est le mariage.

Indiana et Modeste Mignons’attachent à dénoncer cette injuste situation en présentant leurs héroïnes en-dehors de ces lois et normes restrictives.

En effet, Indiana va avoir une aventure extra-conjugale et Modeste rêve au mariage d’amour, tabou à l’époque pour les bourgeois et aristocrates.


c- La vision de l’amour

Les deux romans développent une intrigue amoureuse. Dans les deux cas, l’héroïne s’éprend d’un jeune homme attirant et semblant érudit : Modeste s’entiche de Melchior et Indiana de Raymon. Dans les deux romans, les héroïnes fileront finalement le parfait amour avec un deuxième jeune homme, plus discret et leur vouant un amour sincère. Nous sommes donc, pour résumer, dans le parfait cliché de la jeune fille éprise du « bad boy » qui finira par revenir à la raison et choisir le « gentil garçon rêveur » qui est fait pour elle et était présent depuis le début.

Sand parle du protagoniste amoureux principal ainsi : « Raymon […] c’est la fausse raison, la fausse morale par qui la société est gouverné ; c’est l’homme d’honneur comme l’entend le monde, parce que le monde n’examine pas d’assez près pour tout voir ». Il est en effet pétri de préjugés sur l’éducation, le statut, et la passion.

Mais pourquoi cette attirance pour les mauvais garçons ? Modeste et Indiana n’ont pas vraiment d’attirance particulière pour ce type d’homme. C’est plutôt que ce sont ces hommes qui ont assez de confiance en eux pour les aborder et leur faire voir monts et merveilles. Dans cette existence pleine d’ennui, elles se raccrochent à la première personne qui pourrait rajouter un peu de piquant à leur vie.

A noter aussi que les deuxièmes protagonistes amoureux sont plus discrets et n’avouent pas leur amour aussi facilement. Ainsi, ils passent inaperçus aux yeux de Modeste et d’Indiana.

Pétries d’ennui et n’ayant pour seul divertissement et vision du monde leur imagination et la lecture, Indiana et Modeste voient l’amour d’un œil candide et idéaliste.

Modeste rêve de l’amour et du mariage heureux.

Ceci n’est pas forcément un cliché typiquement féminin puisque Balzac lui-même a vécu une histoire d’amour très romanesque avec Madame Hanska, femme de laquelle il s’est inspiré pour écrire Modeste Mignon.

Indiana, elle subit un mariage malheureux et, si elle s’en empêche au début, finit par s’autoriser à rêver d’une aventure amoureuse idyllique avec Raymon.

Pour les deux jeunes femmes, cet amour sera leur premier. Elles sont donc novices en la matière et se font facilement berner par les hommes et leurs discours élogieux. Néanmoins, elles s’en relèveront. Que ce soit grâce au caractère de feu de Modeste ou grâce à la providence (un suicide qui échoue) pour Indiana.


III. Deux imaginaires différents en raison du genre de l’auteur et de l’autrice

a- Le « male gaze » de Balzac opposé au « female gaze » de Sand

Le « male gaze », ou « vision masculine », fait référence au regard porté sur la société et ses composantes. Ce regard, dominant dans l’art et la culture, serait celui d’un homme cis-genre et hétérosexuel.

C’est à dire que la plupart de ce que l’on voit et que l’on lit est la résultante d’un fantasme potentiel d’un homme cis-genre et hétérosexuel. Ce regard s’accompagne très souvent d’une objectivation du corps, et de l’intellect de la femme, dont la fonction première est de plaire aux hommes. Ce concept fut théorisé par la critique de cinéma Laura Mulvey en 1975 au travers de son essai Visual Pleasure and Narrative Cinema.

Que signifie « cisgenre » ?

Le terme cisgenre est un néologisme désignant un type d’identité de genre où le genre ressenti d’une personne coïncide avec celui qu’on lui a attribué à la naissance en fonction de son sexe. Ce terme est construit par opposition au terme transgenre. Il est utilisé sur internet depuis 1994.

Cette notion a été en particulier popularisée par Kristen Schilt et Laurel Westbrook (cf. bibliographie *2) dans les années 2000 grâce à leurs recherches et écrits sur le sujet.

Dans le cas de la Modeste de Balzac, celle-ci est façonnée et vue au-travers du prisme masculin de Balzac. Prisme d’ailleurs non seulement masculin mais aussi propre à l’époque du XIXème siècle ainsi qu’au statut social de l’auteur. Sa vision de la femme est celle d’un homme blanc artiste et aisé. Si Honoré de Balzac n’était pas hétérosexuel, il était tout de même également influencé par les normes hétéro-normatives de l’époque et la vision de la femme qui en découlait.

Ce « male gaze » façonne le corps et le type de personnalité qu’une femme se doit d’avoir pour être désirable. Si certaines caractéristiques font de Modeste une jeune femme vive d’esprit, ce n’est que pour en faire une héroïne intéressante, une sorte de comportement « pick-me ». Elle est une femme assez différente pour la transformer en objet de désir, mais pas assez pour ne pas éloigner les hommes.

Balzac commence par nos présenter Modeste en nous parlant de son physique et le comparant aux canons de beauté de l’époque : « âgée de vingt ans, svelte, fine autant qu’une de ces sirènes inventées par les dessinateurs anglais pour leurs livres de beautés », p.17. Plus tard, il continuera le portrait en présentant Modeste comme une jeune fille sage mais également sensuelle. On retrouve donc l’aspect sexuel au-travers du regard de Balzac. Ce regard sexuel n’est pas imputable en lui-même au « male gaze », en effet, une femme pourrait tout aussi bien trouver Modeste attirante et l’exprimer. Néanmoins, Balzac porte ce regard sur Modeste car elle correspond aux canons de beauté de l’époque. Canons de beauté définis par des hommes comme ces « dessinateurs anglais », p.17. Balzac apprécie Modeste car elle possède la jeunesse et la minceur, caractéristiques étant par définition des critères de beauté sexistes contre lesquels les féministes se battent encore aujourd’hui.

Le « male gaze » ne dépend pas forcément du genre de la personne qui le porte. En effet, une personne s’identifiant comme femme peut tout à fait porter un « male gaze », dit regard masculin, sur une situation ou une personne et inversement. Cela est dû à l’assimilation des stéréotypes de genre ainsi qu’à la présence d’une misogynie internalisée pouvant être présente chez n’importe quel individu indépendamment de son genre.

Concernant la vision balzacienne, on retrouve toujours de nombreux clichés féminins lorsque Modeste, adolescente, devient une jeune fille coquette, qui fait attention à sa toilette, qui cherche à plaire, et semble préoccupée par un amour secret… Balzac verse ici dans tous les stéréotypes associés à la jeune fille en fleur, en faisant du passage à l’âge de l’adolescence chez Modeste le lieu d’un changement de préoccupations frivoles.

On note aussi l’influence des théories médicales sur les jeunes filles, notamment sur l’hystérie féminine, visible dans la description des états contradictoires par lesquels Modeste passe, du rire aux larmes, de la gaieté à la morosité, etc.


« La Modeste qui revint au Chalet ne ressemblait pas plus celle qui sortit deux heures auparavant que l’actrice dans la rue ne ressemble à l’héroïne en scène. Elle tomba dans un engourdissement pénible. Le soleil était obscur, la nature se voilait, les fleurs ne lui disaient plus rien. Comme toutes les filles au caractère extrême, elle but quelques gorgées de trop à la coupe du Désenchantement », p. 199, Modeste Mignon.

Dans ce passage, Modeste n’est donc plus la même qu’il y a deux heures. Balzac met en avant la rapidité avec laquelle son héroïne change d’humeur. C’est non sans ironie, en reprenant plusieurs topoï éculés du chagrin d’amour, que Balzac met ici en relief le caractère changeant de la jeune femme.

Balzac décrit aussi Modeste comme à la fois « curieuse et pudique » au début du chapitre V.

Venant du mot grec pour « utérus », l’hystérie est toujours fortement associée à la féminité, ce malgré les travaux de Freud, Charcot ou encore Breuer, qui, au XIXème siècle, ont démontré l’existence d’hystéries chez les hommes. L’hystérie féminine était associée à une grande irritabilité, des anxiétés, une surcharge émotionnelle ou encore des insomnies. Pour y remédier, était préconisé un orgasme.

La « vision féminine », ou « female gaze » elle, adopte le point de vue d’un personnage féminin pour retracer son expérience ». Il est indépendant du genre, d’ailleurs dans La Femme de trente ans, Balzac tentera d’adopter cette « vision féminine » en relatant des expériences de viol conjugal par exemple. Dans La Femme de trente ans, Balzac choisit comme héroïne une femme approchant la trentaine. Ce choix est significatif puisque sous le « male gaze » les femmes sont objectivées et valorisées principalement pour leur jeunesse. En effet, que ce soit dans l’industrie du cinéma ou dans la littérature, peu de femmes de plus de trente ans sont mises à l’honneur en tant que personnage principal. Il existe une certaine date de péremption selon laquelle les femmes ne sont plus aussi valables dans une société patriarcale : elles sont considérées comme moins attirantes, moins naïves et donc moins manipulables, et bien entendu, moins fertiles donc moins utiles. Néanmoins, Balzac choisit une de ces femmes comme héroïne. Ceci est clairement un choix militant. Balzac y analyse la psychologie d’une femme devant renoncer à sa jeunesse mais ayant toujours un certain pouvoir de séduction. Balzac va ainsi à l’encontre du stéréotype de l’âge évoqué précédemment. L’auteur critiquera l’institution du mariage dans laquelle les hommes trouvent leur liberté et les femmes de nouveaux devoirs. Balzac parle d’une nouvelle forme de soumission et même de « prostitution légale », p.79, La Femme de trente ans.


Sand décrit ainsi Indiana, emplacement 218 : « sa femme avait dix-neuf ans, fluette, toute pâle, toute triste […] semblable à une fleur née d’hier qu’on fait éclore dans un vase gothique ». On s’attarde donc plus sur les émotions qui transparaissent du physique d’Indiana plutôt que sur sa prétendue beauté.

Cette vision féminine est omniprésente dans l’œuvre de George Sand. Mais, on sent que, malgré tout, Sand, cherche peut-être l’approbation des hommes au-travers de son héroïne. Peut-être pour la rendre moins intimidante. On le voit avec cet extrait :

« Vous avez usé de violence en m’enfermant dans ma chambre : j’en suis sortie par la fenêtre pour vous prouver que ne pas régner sur la volonté d’une femme, c’est exercer un empire dérisoire. J’ai passé quelques heures hors de votre domination ; j’ai été respirer l’air de la liberté pour vous montrer que vous n’êtes pas moralement mon maître et que je ne dépends que de moi sur la terre. En me promenant, j’ai réfléchi que je devais à mon devoir et à ma conscience de revenir me placer sous votre patronage ; je l’ai fait de mon plein gré. Mon cousin m’a accompagnée ici, et non pas ramenée. Si je n’eusse pas voulu le suivre, il n’aurait pas su m’y contraindre, vous l’imaginez bien. Ainsi, Monsieur, ne perdez pas votre temps à discuter avec ma conviction ; vous ne l’influencerez jamais, vous en avez perdu le droit dès que vous avez voulu y prétendre par la force. Occupez-vous du départ ; je suis prête à vous aider et à vous suivre, non pas parce que telle est votre volonté, mais parce que telle est mon intention. Vous pouvez me condamner, mais je n’obéirai jamais qu’à moi-même.

— J’ai pitié du dérangement de votre esprit, » dit le colonel en haussant les épaules.

Et il se retira dans sa chambre pour mettre en ordre ses papiers, fort satisfait, au dedans de lui, de la résolution de madame Delmare, et ne redoutant plus d’obstacles ; car il respectait la parole de cette femme autant qu’il méprisait ses idées.

Ce passage est extrêmement révélateur des idées de George Sand sur l’institution du mariage et de la condition des femmes. Son héroïne exprime ici de façon claire ses idées féministes, scandaleuses pour l’époque. Indiana y parle de la volonté de domination exercée par son mari sur elle et du fait qu’elle s’y soustrait de son propre grès. Les idées de l’héroïne sont modernes et incomprises par son mari. Indiana évoque son libre-arbitre et le fait qu’elle soit toujours maitresse d’elle-même malgré les liens du mariage qui l’unissent à son mari. Cette façon de penser est novatrice puisque les femmes mariées étaient à l’époque considérées comme des mineures placées sous la tutelle de leur compagnon.

L’héroïne est malgré tout présentée comme réfléchie et honnête puisqu’elle a conscience de son devoir en tant que femme mariée et retourne aux côtés du colonel. Néanmoins, elle lui fait bien savoir le fond de sa pensée dans l’optique de rééquilibrer leur relation de dominant-dominée. Indiana sera ainsi vue comme une femme forte et indépendante mais tout de même mature et raisonnable. Cette image construite par Sand a deux utiltés. D’abord, de gagner l’affection des lecteurs et lectrices qui s’identifieront à Indiana et la verront comme une femme intelligente plutôt que comme une enfant rebelle aux propos incohérents. Ensuite, Sand donne ainsi plus de force à son propos féministe. En effet, non seulement les idées d’Indiana ont plus de poids venant d’un personnage considéré positivement, mais cela permet également de souligner le fait qu’Indiana n’ait pas le choix de rester auprès de son mari malgré les sentiments – ou plutôt l’absence de sentiments – qu’elle éprouve à son égard. George Sand évoque ainsi le fait qu’une femme ne puisse survivre seule. Non seulement le divorce n’existe pas mais il est aussi compliqué pour une femme de gagner son propre argent et d’acquérir des biens.

Malgré tout, si les actes d’Indiana sont contrôlés par son mari, sa volonté n’en est rien.

On clôt cette tirade enflammée proférée par Indiana sur une quasi-validation de ses propos par son mari. Le colonel respecte la parole d’Indiana même s’il ne partage pas ses idées. George Sand induit ici qu’Indiana est une personne fiable et apte à évoluer en société, ce malgré ses idées. En obtenant la validation du colonel pourtant peu tolérant, Indiana donne du poids à sa pensée. Le féminisme est donc moins vu comme un mouvement extrémiste. puisque les femmes comme Indiana peuvent aussi trouver leur place dans la société et plaire, d’une certaine façon, aux hommes. Cela rend Indiana plus accessible. Sand créé ainsi une héroïne féministe et rebelle pour l’époque mais qui n’est pas trop intimidante : le lectorat pourra s’y identifier malgré tout et s’en inspirer.

La tirade d’Indiana est précédée par cet échange :

« — Je sais que je suis l’esclave et vous le seigneur. La loi de ce pays vous a fait mon maître. Vous pouvez lier mon corps, garrot- ter mes mains, gouverner mes actions. Vous avez le droit du plus fort, et la société vous le confirme ; mais sur ma volonté, mon- sieur, vous ne pouvez rien, Dieu seul peut la courber et la réduire. Cherchez donc une loi, un cachot, un instrument de supplice qui vous donne prise sur elle ! c’est comme si vous vouliez manier l’air et saisir le vide ! — Taisez-vous, sotte et impertinente créature ; vos phrases de roman nous ennuient. — Vous pouvez m’imposer silence, mais non m’empêcher de penser. — Orgueil imbécile, morgue de vermisseau ! vous abusez de la pitié qu’on a de vous ! Mais vous verrez bien qu’on peut dompter ce grand caractère sans se donner beaucoup de peine. — Je ne vous conseille pas de le tenter, votre repos en souffrirait, votre dignité n’y gagnerait rien. — Vous croyez ? dit-il en lui meurtrissant la main entre son index et son pouce. — Je le crois, dit-elle sans changer de visage. Ralph fit deux pas, prit le bras du colonel dans sa main de fer, et le fit ployer comme un roseau en lui disant d’un ton pacifique : « Je vous prie de ne pas toucher à un cheveu de cette femme.»

Ici, Sand joue sur les codes du genre. La femme est stoïque et composée alors que l’homme est hystérique. Cela contraste avec la Modeste de Balzac qui, nous l’avons vu plus tôt, présentait des changements d’humeur typiquement identifiés comme féminins.

Néanmoins, Indiana, si ses idées et son attitude sont intimidantes, reste attirante en raison de certaines caractéristiques féminines qui persistent en elle. Les hommes autour d’elle l’apprécient car elle reste malgré tout parfois fragile : une femme à protéger.

C’est d’ailleurs comme une femme fragile et donc désirable que Raymon voit Indiana :

« Le despote a brisé votre âme, et la peur s’est assise à votre chevet depuis que vous êtes devenue la proie de cet homme. Vous, Indiana, profanée à ce rustre dont la main de fer a courbé votre tête et flétri votre vie ! Pauvre enfant ! si jeune et si belle, avoir déjà tant souffert ! »

Raymon décrit Indiana en reprenant les clichés des stéréotypes de beauté féminins : la jeunesse, la beauté et la vulnérabilité. Raymon se place ainsi en preux chevalier prêt à sauver sa belle.

Ce mythe de l’homme viril et protecteur est présent en Raymon mais aussi en Ralph qui protège souvent Indiana des coups du colonel.

Par exemple à la fin du passage cité plus haut : « Ralph fit deux pas, prit le bras du colonel dans sa main de fer, et le fit ployer comme un roseau en lui disant d’un ton pacifique : « Je vous prie de ne pas toucher à un cheveu de cette femme. » »


b- La dénonciation des normes de genre chez Balzac et chez Sand

Indiana est le premier roman féministe de Sand. Encore jeune, ses idées sur le mariage étaient déjà bien arrêtées. Au-travers d’Indiana, sont but était clairement de critiquer le mariage et le manque de droits des femmes dans cette institution. Dans Indiana, elle évoque les violences matrimoniales (le mari d’Indiana la frappe à plusieurs reprises), le manque de libre-arbitre (Indiana est emmenée de force à Bourbon) et la situation d’assujettissement de la femme en général. Sand profite des dialogues entre les personnages pour faire passer ses opinions sur la politique de l’époque. En effet, les discussions entre Monsieur Delmare, Raymon et Ralph sont politiques et sentimentales. Lorsque Delmare représente l’Empire, Raymon est en faveur de la Monarchie constitutionnelle et Ralph de la République. Les trois hommes de la vie d’Indiana sont donc opposés en termes de politiques et de droits des femmes.

En effet, les droits des femmes ne connaitront aucune évolution entre l’Empire et la Monarchie constitutionnelle. Ce n’est qu’à l’instauration de la République que la situation des femmes s’améliorera en France. Ce n’est donc pas par hasard si Indiana commence sa vie avec Delmare en étant malheureuse, s’exalte du changement et de l’espoir que représente Raymon, pour être finalement déçue et s’épanouir auprès de Ralph.

Quant à Balzac, nombre de ses contemporains estiment que le succès du romancier repose sur sa sensibilité à l’attention du lectorat féminin. Les femmes sont en effet au coeur de La Comédie humaine. Dans la perspective de décrire les espèces sociales dans leur ensemble, Balzac reprend des types féminins connus du public : « vieilles filles », « femmes comme il faut », « grandes dames » « femmes vertueuses » ou « courtisanes ». Mais l’histoire de chaque héroïne met en évidence la création de types spécifiquement balzaciens comme les « femmes de trente ans », les « femmes supérieures », les « femmes abandonnées » et les « Don juan femelles ».

Balzac fait de Modeste une virtuose. Contrairement à la plupart des jeunes filles de son âge et de son rang, elle ne se contente pas de reproduire certains airs : elle compose. Ce qui est d’autant plus impressionnant lorsqu’on sait qu’à l’époque, les cours de compositions étaient réservées aux hommes. Pour les femmes, l’apprentissage de la musique ne leur sert qu’à briller en société et se faire remarquer par un potentiel mari. Mais Modeste est différente, exceptionnelle. Néanmoins, si Modeste compose, ce ne sont que des petits morceaux simples et sans réel intérêt. En effet, Balzac a intégré un air qu’aurait pu composer Modeste dans son roman, mais il ne lui concède qu’un air d’une piètre originalité.

Modeste ne pense d’ailleurs pas une seule fois à entamer une carrière musicale. Certes, c’était inconcevable pour une fille de son rang, mais la pensée aurait pu lui traverser l’esprit. Au lieu de cela, l’héroïne a parfaitement intériorisé les attendus de son sexe et méprise les femmes savantes.


c- Les schémas sexistes non-déconstruits

Balzac et Sand, malgré leurs différences de sexe, d’idées et de situations, vivent tous deux dans une société patriarcale. Dans ce cadre, même Sand a intériorisé certaines idées sexistes. Il s’agit donc d’identifier ces idées non remises en questions chez Sand et Balzac, mais aussi de retrouver les schémas sexistes déconstruits par les deux écrivain.e.s et voir de quelle façon ils abordent cela au-travers de leurs héroïnes respectives.

Commençons déjà par utiliser un test simple : celui de Bechdel. Le test de Bechdel, ou test de Bechdel-Wallace vise à mettre en évidence la sur-représentation des protagonistes masculins ou la sous-représentation de personnages féminins dans une œuvre de fiction. Il consiste à répondre à 3 questions :

- Y-a-t’il deux personnages féminins nommés dans l’œuvre ?

- Ont-elles une conversation ensemble ?

- Cette conversation est-elle à propos d’autre chose qu’un homme ?

Indiana de Sand passe ce test grâce à Nour. En effet, même si celle-ci meurt prématurément, Indiana et elle sont amies et échangent des banalités du quotidien.

Chez Balzac, l’autre protagoniste féminin après Modeste est sa chaperonne, la femme du notaire. Néanmoins, celles-ci n’ont aucune conversation entre elles. Modeste Mignon ne passe donc pas le test.

On retrouve également chez Balzac des cas de « mansplaining » non-dénoncés.

En effet, les hommes de Modeste Mignon ont souvent raison et possèdent une supériorité intellectuelle sur Modeste. Le « mansplaining » fait référence à l’explication de quelque chose d’un homme à une femme, sur un ton condescendant, paternaliste ou faussement bienveillant. Ce terme est apparu en 2008 au-travers de l’essai sociologiques Ces hommes qui m’expliquent la vie de Rebecca Solnit. Lily Rothman, journaliste féministe, rajoute à cette définition qu’il s’agit d’une explication – souvent d’un homme à une femme – donnée sans avoir été demandée et sans prendre en compte le fait que la personne en face connaîtrait déjà le sujet en question.

Si Indiana comporte aussi des répliques qualifiables de « mansplaining », il est clair que ce sont des comportements dénoncés par Sand.

Au contraire, chez Balzac, l’avantage est donné à l’homme à chaque fois. De plus, Modeste finit aussi souvent par se ranger de l’avis de l’homme en question.

Dans les deux romans, nous avons le cliché de l’héroïne tombant amoureuse du « mauvais garçon ». Néanmoins, dans les deux romans, celle-ci finit par s’en détacher pour trouver le véritable amour.

Cela laisse entendre qu’une femme ne peut être réellement heureuse qu’en étant amoureuse. On est donc dans le cliché de la femme sentimentale et indissociable de l’histoire d’amour. Néanmoins, cette critique peut être tempérée par deux choses : le contexte de l’époque où effectivement, le mariage était l’événement de la vie d’une femme, mais aussi l’objet des romans en eux-mêmes. Ce sont des romans d’amour visant à critiquer la condition de la femme et du mariage. Difficile donc se passer d’une histoire d’amour. Les héroïnes auraient pu finir heureuses et seules, mais cela n’aurait pas été vendeur pour l’époque.

J’émettrais tout de même une réserve concernant Modeste Mignon. En effet, si Modeste se détache rapidement de son poète, elle finira par tomber amoureuse de La Brière qui est donc le « garçon bien » de cette histoire.

Néanmoins, celui-ci possède une vision de la femme très limitée. Ce qui atténue grandement le message féministe du roman.

En effet, dans l’une de ses lettres, La Brière peint à Modeste la destinée d’une jeune femme mariée, bien comme il faut : « comme fit Madeleine aux pieds de Jésus, laissez-vous apprécier par un homme digne de vous, et devenez ce que doit être toute bonne jeune fille : une excellente femme, une vertueuse mère de famille », p. 102. La Brière résume ici les deux principaux attendus pour une femme de la condition de Modeste au XIXe siècle : se marier et faire des enfants. Il renoue avec un discours similaire dans une autre lettre, allant encore plus loin dans la condamnation des femmes qui pensent pouvoir mener une existence supérieure, en particulier une existence d’artiste. D’ailleurs, Modeste elle-même a parfaitement intériorisé les attendus imposés à son genre et son sexe.

En effet, dans les projections qu’elle réalise de son futur, la jeune fille se rêve en épouse d’un artiste qu’elle souhaite servir et considérer comme son maître. Elle se rêve en « femme de ».

De plus, même si celle-ci tient tête à son père, elle ne dépasse jamais les limites du convenable.

Modeste est également dépeinte comme la représentation d’un idéal féminin lourd de présupposés idéologiques.

Dans le chapitre V, son « portait d’après nature » rapproche Modeste d’une madone de Raphaël, avec sa chevelure blonde, son teint diaphane et ses yeux bleus. Ce type de personnage féminin est d’ailleurs courant chez Balzac et correspond aux standards de beauté de l’époque.

Indiana, de son côté, est présentée comme chétive, maladive, son charme n’est jamais qu’évoqué au-travers des yeux de ses soupirants, jamais par Sand. Aucun jugement par rapport aux canons de beauté de l’époque n’est émis sur son physique. Témoignage encore, de l’opposition entre cette vision masculine et féminine des personnages (« male gaze » et « female gaze »).


En conclusion,

Indiana et Modeste Mignon sont deux romans voulant dénoncer la condition des femmes du XIXème siècle et l’institution injuste qu’était le mariage.

Si Balzac met le doigt sur certaines injustices comme la maigre éducation donnée aux femmes et leur manque de liberté quant à l’amour, leur famille et leur mari, son regard d’homme demeure bien présent. En effet, Modeste reste tout de même inférieure par l’esprit à bon nombre d’hommes, sujette à l’hystérie, et conforme aux canons de beauté de l’époque. C’est presque comme si elle devait être exceptionnelle pour mériter son titre d’héroïne ainsi que d’être appréciée par son créateur. D’ailleurs, Modeste finira par se conformer au rôle que l’on attend d’elle dans cette société patriarcale en épousant La Brière et sa vision bien arrêtée du rôle de la femme.

De son côté, l’Indiana de George Sand est une femme plutôt banale. Elle n’a pas besoin d’être belle ou intelligente pour gagner les bonnes grâces de son autrice ou de son lectorat. Néanmoins, celle-ci choisira l’homme et le mode de vie lui permettant d’être libre et affranchie de ses chaînes de femme. Indiana finira par s’éloigner de cette société pour choisir, métaphoriquement, la République (cf dernier paragraphe de la page 11 et début de la page 12) et ses droits de femme libre. Elle aidera d’ailleurs à libérer d’autres personnes victimes, comme elle, d’une oppression : les esclaves noirs de la Réunion.

Ainsi, si les intentions des deux artistes sont similaires, l’on voit bien leur différence de genre et de vécus au-travers de leurs œuvres et de leurs messages. Balzac, malgré ses bonnes intentions, a du mal à se détacher de son regard de privilégié. Néanmoins, c’est quelque chose qui est tout à fait possible car le concept de « vision féminine et vision masculine » (male et female gaze) ne dépend pas du genre de la personne mais de son niveau d’éducation sur la question.

De plus, l’on pourra noter que la présence d’alliés à une cause est bien utile. En effet, le message porté par Balzac fut mieux reçu que celui de Sand, pourtant principale concernée, ce en raison de son sexe. Non pas que l’on ne puisse écrire que sur ce que l’on vit : la littérature n’est pas que documentaire. Néanmoins, dans tout système d’oppression, la réduction au silence des voix des concerné.e.s est systématique. Pourtant, il serait bien utile de les écouter pour comprendre les conséquences d’une oppression et les émotions des opprimé.e.s. Le rôle des allié.e.s étant ensuite de relayer ces voix pour faire progresser la situation. On prendra par exemple le cas du féminisme où, en tant qu’homme, il est crucial d’écouter le point de vue des femmes et arriver à se mettre à leur place plutôt que de se conforter dans son statut de privilégié. Néanmoins, nous nous éloignons ici de la littérature pour adopter un point de vue militant plus global. Le fait est qu’en raison de son genre, George Sand fut dénigrée et son message tourné en ridicule. Elle fut accusée de ne pas avoir écrit son roman (mais que c’était son mari qui l’avait fait à sa place). Bref, Indiana fit scandale. Ce qui est bien dommage et témoigne encore une fois de l’injustice créée par les oppressions systémiques et de la silencialisation de la voix des premier.e.s concerné.e.s.



Bibliographie

La Comédie humaine - Études de moeurs. Premier livre, Scènes de la vie privée - Tome IV Modeste Mignon, Quatrième volume de l'édition Furne 1842, Honoré de Balzac

La France politique : XIXe-XXème siècle, Michel Winock, Edition Poche 2003

La France au XIXème siècle, 1814-1914, Dominique Barjot, Jean-Pierre Chaline, André Encrevé, Editions Puf, 2008

*1 : Maxicours, Le monde rural pendant la révolution industrielle

Sexe et genre sous le bistouri : interprétations féministes des transidentités, Recherches féministes 2015, Alexandre Baril

Beyond the gender binary, Pocket Change collective, 2020, Alok Vaid-Menon

“Doing gender, doing heteronormativity: gender normals, transgender people and the social maintenance of heterosexuality”, Gender and Society, 2009, Laurel Westbrook & Kristen Schilt

Visual Pleasure and Narrative Cinema, 1975, Laura Mulvey

La Comédie humaine - Études de moeurs. Premier livre, Scènes de la vie privée - Tome XII Béatrix, La Femme de trente ans, 1842, Honoré de Balzac

Podcast Un podcast à soi « Vieilles et alors ? », 9 Janvier 2019, Arte

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