Le 3 novembre 2016, soit 2 mois après sa publication, l’ouvrage Babylone, écrit par l’autrice Yasmina Reza, reçoit le prix Renaudot.
Décrit par plusieurs critiques comme un polar au ton sarcastique et décalé, Babylone nous présente l’histoire d’une petite soirée entre amis parisiens qui se termine en féminicide.
Babylone est écrit du point de vue d’Elizabeth, l’organisatrice de la soirée, amie et voisine du meurtrier Jean-Lino. L’événement dramatique n’est porté à notre attention qu’au milieu du roman, à partir de celui-ci le rythme du roman ne cessera de s’accélérer : alternant entre monologues d’Elizabeth 6 mois après les faits, et dialogues théâtraux directement extraits de la soirée fatidique. Dramaturge et écrivaine, Yasmina Reza cultive un flou générique dans le genre littéraire qu’elle pratique. Elle a d’ailleurs porté à la scène nombre de ses romans pourtant non étiquetés comme pièces de théâtre. R. Polanski a d’ailleurs également réalisé une adaptation cinématographique de son roman Le Dieu du Carnage. En tant qu’écrivaine, Reza apporte également sa vision sur les rôles de genres sociaux : tant en opposant féminin et masculin qu’en proposant une critique du masque que l’on porte toutes et tous en société.
Dans quelle mesure le passage d’un genre littéraire à l’autre permet-il à Y. Reza de faire une critique acerbe des "bobos parisiens" ? Y-a-t ’il une critique sous-jacente des stéréotypes de genre dans l’œuvre ? A cheval entre le récit et le théâtre, Babylone joue sur les genres pour nous transmettre les émotions de ses personnages mais également sa vision critique de la société bourgeoise et ses problèmes.
Nordic Summer Evening, peinture de Richard Bergh datant de 1900, Canvas Gallery Wrapped Giclee
I. Babylone de Y. Reza
a. La bibliographie, les thématiques abordées, le flou des genres
Yasmina Reza aime analyser et remettre en question les rapports humains. Elle met en lumière nos incohérences étranges comme le besoin de s’apprêter et de ranger son appartement alors même que le voisin vient de nous annoncer qu’il a tué sa femme.
L’autrice se plaît à prendre pour sujet d’étude les bobos parisiens et à décrire leurs scènes de vie avec un sarcasme et une moquerie non-dissimulée.
Dans la plupart des romans de Reza, les monologues sont très présents. A la manière d’une voix off, ils nous permettent d’avoir des éléments de contextes sur la relation du personnage principal avec les autres personnages et sur leur histoire.
Également, le langage du personnage et sa façon de s’exprimer alors qu’il nous parle - ou qu’il se parle à lui-même -, nous donne des indices sur sa personnalité. On arrive alors à comprendre comment il ou elle réfléchit, et sa façon de voir le monde qui l’entoure. Dans « Art », on voit par exemple que Marc qui s’exprime de façon rationnelle et clinique, à l’image de son caractère scientifique. Elizabeth, dans Babylone, s’intéresse beaucoup à l’apparence physique et aux vêtements de son entourage : elle émet un jugement en fonction de leur garde-robe.
Les dialogues théâtraux sont aussi très denses et permettent de changer le rythme de ses récits. Ils nous plongent directement dans l’action et permettent de nous conserver toute notre attention. De plus, ils nous autorisent à porter, en tant que lecteurice, notre propre jugement sur la scène et ses personnages. Ce même en ayant une vision un peu biaisée bien sûr car le dialogue est rapporté par un des personnages et non par un narrateur omniscient.
b. Babylone : l’histoire
L’intrigue se déroule dans un immeuble, et plus particulièrement entre deux appartements et la cage d’escalier.
Elizabeth, la narratrice, nous accueille dans son appartement depuis lequel elle écrit le récit. Elle nous décrit sa relation avec Jean-Lino, son voisin du dessus, et présente les personnages principaux : Lydie, la femme de Jean-Lino, et Pierre, le mari d’Elizabeth. Elle pose également le contexte en nous expliquant la relation qu’elle partageait avec Jean-Lino, sa personnalité et ses difficultés sociales. C’est également dans l’appartement d’Elizabeth qu’aura lieu la fête du Printemps, cette petite soirée entre amis qui verra éclater la dispute à l’origine du meurtre de Lydie par son mari Jean-Lino dans l’appartement du dessus.
L’événement perturbateur ne sera révélé qu’au milieu du roman, lorsque Jean-Lino viendra frapper à la porte de l’appartement d’Elizabeth et Pierre à deux heures du matin.
Avant, nous suivons Elizabeth dans la description de son environnement, de sa relation avec Jean-Lino et son analyse de l’homme qui vit dans l’appartement au-dessus d’elle, puis dans son souvenir de la fête du Printemps dont elle est l’hôte.
Après l’annonce de Jean-Lino, le décor change. Une fois Pierre recouché, Elizabeth et Jean-Lino se retrouvent dans le salon de ce dernier à discuter puis trouver une solution pour innocenter le voisin. On se demande pourquoi Elizabeth va aussi loin dans sa démarche pour aider un simple voisin. C’est d’ailleurs une question que lui poseront les policiers, son avocat puis le juge. Comportement étrange et criticable que l’on pourrait attribuer au choc, à une misogynie intériorisée – réflexe de prendre la défense de l’homme car il n’aurait jamais fait ça, c’est un homme bien, une erreur de parcours, il regrette etc. –, mais aussi et surtout à un désir brûlant de nouveauté et d’un secret partagé. En effet, si la solitude est un des thèmes centraux de Babylone, l’ennui pourrait aussi en être un. Il est présent au début de la soirée du Printemps, dans la vie d’Elizabeth, de Jean-Lino, de la sœur d’Elizabeth, etc.
Finalement, Elizabeth se ravisera pour se protéger de la justice et revenir à sa petite vie paisible et normale car il y a tout de même une limite à sa soif d’aventures et à son envie de changement.
c. Babylone : thématiques et genres
Comme dans « Art » où le sujet principal n’est pas le tableau mais la relation entre les personnages, l’enjeu de Babylone n’est pas forcément le meurtre mais la solitude des personnages et leurs liens.
Si dans « Art », la thématique principale est l’amitié entre trois hommes, dans Serge la famille et le devoir de mémoire, dans Babylone, c’est la solitude et la relation de couple qui sont au centre de l’œuvre.
L’opposition entre hommes et femmes est souvent évoquée dans le récit, fondée sur des stéréotypes de genres grinçants.
La solitude est également omniprésente : tous les personnages se sentent seuls. Jean-Lino ne parle qu’à son chat puisque son petit-fils et sa femme le méprisent. Elizabeth s’ennuie dans son couple et ne se sent pas comprise par son mari. Sa sœur qui vient de se séparer et recherche l’excitation avec un homme qui ne lui correspond pas. Sa mère qui est morte seule, avec pour unique compagnie une aide-soignante qui ne lui portait qu’un attachement superficiel. Lydie, qui se sent incomprise dans son mariage et ses valeurs. L’ami saoul de Pierre à la soirée, etc.
L’alternance entre les monologues d’Elizabeth et l’action rapportée à la façon d’une pièce de théâtre nous permet d’apprécier encore plus cette solitude entre les personnages. En effet, en plus d’avoir l’avis et le ressenti d’Elizabeth sur la question, nous pouvons nous en rendre compte par nous-mêmes. On pourrait presque parler d’une mise en abîme. En effet, la soirée nous est présentée à la façon d’une pièce de théâtre : enchaînement de dialogues et de didascalies. Soirée qui est elle-même une pièce de théâtre car chaque invité joue en réalité un personnage : la version sociale de lui-même. Chacun et chacune d’entre elleux est dans la performance.
II. Du théâtre dans le roman
a. Quel dramatis personae ? (les personnages)
Dès le début de Babylone, nous découvrons le personnage de Jean-Lino - brave homme très doux et seul -, dont le quotidien est longuement décrit par Elizabeth, puis de Lydie – la femme de Jean-Lino exubérante de par son style et ses préoccupations pouvant être qualifiées de bobos mais en avance sur Elizabeth (d’ailleurs à la fin du livre, Elizabeth admettra ne presque plus manger de viande : par hommage à Lydie ou peut-être car son argumentaire l’avait fait réfléchir) –, et de Pierre – le mari d’Elizabeth, un homme gai, facile à vivre et peu bavard, qu’elle considère en somme comme ennuyeux -.
Elizabeth décrit les personnages en quelques phrases. Elle résume leur personnalité et leur existence en quelques adjectifs, à la manière d’un dramatis personae au début d’une pièce de théâtre.
Elizabeth parle aussi un peu d’elle, mais c’est surtout grâce à ses monologues et à sa façon de s’exprimer que l’on découvrira son caractère. Elle est dans la répétition constante. A l’image de son quotidien, elle tourne en boucle : sur la mort de sa mère, les faits divers, l’aide-soignante de sa mère qu’elle méprise un peu, la vie sexuelle de sa sœur, les lunettes et vêtements de Jean-Lino, etc. Son côté superficiel transparaît aussi lorsqu’elle focalise son attention sur les nouvelles lunettes de Jean-Lino (p.109),
Ou encore « l’aspect physique de Ginette Anicé [l’aide-soignante, chez qui] seuls deux éléments révèlent une tentative de paraître », p.36. Elizabeth se dit elle-même « sensible aux coiffures » et ayant donc un œil aiguisé pour analyser la coupe de Ginette. On sent presque la condescendance transparaître lorsqu’elle dit que Ginette « récup[ère] son manteau en feutre », p.36.
Elizabeth, à l’image de son stéréotype de bourgeoise parisienne d’une soixante d’années est très attachée au paraître.
C’est au-travers de son œil aiguisé que l’on peut se faire une idée des autres personnages.
b. Le rôle des décors
Le titre nous renvoie à la ville mythique de Babylone, lieu de rassemblement et de pêchés, ainsi qu’à sa tour de Babel. C’est d’ailleurs dans une tour d’immeuble que se déroule l’intrigue, avec comme lieu central : la cage d’escalier et son ascenseur.
Le Babylone de Reza se déroule dans trois décors très identifiables et statiques. A la manière d’une pièce de théâtre. On retrouve deux appartements, ainsi que l’ascenseur avec sa cage d’escalier.
A la manière d’une pièce de théâtre, chaque « acte » du récit est associé à un lieu, à un décor. Chez Elizabeth et Pierre d’abord où a lieu la fête du printemps ainsi que l’annonce de Jean-Lino. L’appartement de Jean-Lino ensuite, où l’on découvre le cadavre de Lydie. On a un retour rapide chez Elizabeth et Pierre avant de retourner chez Jean-Lino et Lydie pour élaborer le plan. Enfin, on finira avec le hall d’entrée, son ascenseur et sa cage d’escalier avant de passer rapidement dans une salle du commissariat puis de terminer au point de départ : l’appartement d’Elizabeth et de Pierre.
La frontière entre le roman et le théâtre est donc floue dans Babylone.
Les monologues d’Elizabeth peuvent même nous faire penser aux didascalies ou à une sorte de voix off propre au genre cinématographique.
Sur la fin de l’œuvre, Elizabeth s’adresse directement à Jean-Lino et nous laisse même entendre qu’une partie ou même l’intégralité du récit que nous venons de lire est en fait une lettre destinée à son ancien voisin.
Babylone serait donc un mélange de genres : roman, théâtre et roman épistolaire.
c. Le passage d’un genre à l’autre pour jouer avec la notion du temps
Dans Babylone, les passages d’actions importants sont théâtralisés. La dispute de Lydie et Jean-Lino lors de la fête, puis lorsque celui-ci racontera la suite de leur dispute une fois rentrés dans leur appartement, la révélation de Jean-Lino, l’élaboration du plan pour se débarrasser du corps ou encore l’interrogatoire subi par Elizabeth au poste de police.
Les scènes restent très courtes. Elles sont entrecoupées de réflexions internes d’Elizabeth ou de descriptions de l’action. Cela permet des jeux temporels et surtout un passage très radical du dialogue à une sorte de monologue qui n’en est pas un mais est un aparté où le personnage s’adresse au public ou, sur la fin, à Jean-Lino.
Le jeu des genres entre le récit et le théâtre sert donc à un travail de l’ellipse.
On remarque également un solipsisme, cette tendance de l’individu à s’enfermer en lui-même face à un groupe. Revient alors la thématique de la solitude, sujet central du roman.
III. Le jeu des genres
a. Une thématique associée à un ton et un genre
A l’annonce de la mort de Lydie, nous sommes d’abord plongé.e.s dans une atmosphère absurde où ni Elizabeth ni son mari ne semblent réaliser la gravité de la chose. Elizabeth ne semblera d’ailleurs pas s’en rendre compte avant de croiser une voisine dans la cage d’escalier alors qu’elle et Jean-Lino transportent le cadavre de Lydie dans une valise. Cela rend l’élaboration du plan pour se débarrasser du corps quasiment loufoque. En effet, ce passage est élaboré autour de remarques très pratiques et terre à terre : la valise est trop petite, et de réflexions inappropriées au contexte : Elizabeth se pose des questions sur les nouvelles lunettes de Jean-Lino.
Cela donne l’impression que les personnages sont totalement hors-sol et créés un sentiment d’étrangeté : une situation pourtant macabre en devient presque grotesque.
Cette impression que la mort de Lydie est que secondaire, négligeable, sera présente jusqu’à la fin de l’œuvre. Elizabeth et son entourage ne seront jamais horrifiés par le meurtre. La seule compassion à laquelle aura droit Lydie sera exprimée par des « la pauvre » de convention. On pourrait à première vue penser que cela est dû au choc, mais c’est bien le but de Reza ici : nous faire comprendre que l’événement n’est qu’un fait divers parmi d’autres, utilisé par les êtres humains pour se divertir et les sortir de la torpeur ennuyeuse de leur quotidien. C’est d’ailleurs peut-être pour cela qu’Elizabeth tiendra tant à discuter avec Jean-Lino, comprendre pourquoi il a tué Lydie et l’aider à échapper aux conséquences. Au-delà de son amitié avec l’homme, cette péripétie ajoute du piment à son existence morne de bourgeoise parisienne.
Elle ne se rendra compte des choses que lorsqu’elle sera confrontée au risque d’être jugée complice du meurtre.
Cette réalisation sera d’ailleurs marquée par un changement de rythme dans le récit. Elizabeth est embarquée au poste de police avec Jean-Lino et subit un interrogatoire avec son avocat (p.182). Le dialogue s’étend sur plusieurs pages, ininterrompu. Nous avons alors l’impression d’assister à une pièce de théâtre et cela créé une tension de façon très efficace. Pour la première fois, nous n’avons pas le monologue interne et nonchalant d’Elizabeth pour nous détacher de l’action et des conséquences possibles. Comme Elizabeth à ce moment-là, nous sommes soummis.e.s à la pression d’être potentiellement condamné. C’est la fin du jeu et le retour à la réalité.
b. Féminin VS Masculin
Si le jeu des genres littéraires est notable dans l’œuvre de Reza, dans Babylone, on pourrait aussi parler d’un jeu autour des genres au sens social du terme : féminins et masculins.
Elizabeth évoque souvent sa prise d’âge, sujet sensible pour les femmes en particulier, plus que pour les hommes. Dès le début du roman elle évoque le fait qu’elle prenne l’escalier pour « conserver une silhouette potable », p.13, alors que Jean-Lino, lui le fait par phobie des lieux clos donc pour son confort personnel, non par paraître. Elizabeth évoque aussi sa routine de soin « anti-âge », p.33 et p.103.
Elizabeth fait remarquer cette cission homme-femme également lors de la chute de neige au début de la fête : « Les hommes ont dit, ça ne va pas tenir, les femmes ont dit ça va tenir », p.35. On ne peut s’empêcher alors d’imaginer le ton légèrement condescendant des hommes à ce moment-là : eux sont réalistes et leurs femmes sont dans un monde de magie peu terre à terre.
Consciente de la différence entre les deux genres, elle dira page 34 que « la femme doit être gaie. Contrairement à l’homme qui a droit au spleen et à la mélancolie », « Quand tu fais la gueule à vingt ans c’est sexy, quand tu fais la gueule à soixante c’est chiant », poursuit-elle. Elle écrit aussi à propos des ouvrages au crochet de sa mère que le peu de considération qui leur est accordé est injuste : « une femme crochète tout au long de sa vie (…) invent[e] des motifs mais tout le monde s’en fout », p.47.
On comprend ici la logique sexiste de l’existence : une femme qui vieillit perd de sa valeur et doit donc compenser en étant toujours de bonne humeur.
De plus, on pourrait prolonger la réflexion sur le crochet au travail dit « féminin » de façon générale. Le crochet, la couture, le ménage, la préparation des repas etc. sont des travaux à part entière pourtant considérés comme un dû et de simples occupations par la société actuelle. On le voit également lors de l’organisation de la fête de Printemps : Elizabeth se torture concernant le nombre de chaises et de verres à prévoir, les boissons et la nourriture à servir, alors que son mari lui laisse tout le travail d’organisation et minimise même son stress. La charge mentale est clairement différente.
On assistera page 62 également à une scène de mansplaining. Il s’agit d’une situation où un homme, simplement de par son genre, se permet d’expliquer à une femme quelque chose qu’elle sait déjà ou sur laquelle elle est experte, le tout sur un ton condescendant et/ou paternaliste. Ce concept féministe a été théorisé par Rebecca Solnit en 2010 dans son essai Ces hommes qui m’expliquent la vie.
Chez les deux couples – Elizabeth-Pierre et Jean-Lino-Lydie -, c’est la femme qui est à la tête de l’appartement. Les rôles et stéréotypes de genre ne sont pas remis en question sur la gestion du foyer. Par exemple, Jean-Lino « avait le droit de fumer [dehors], chez lui non », p.17, et c’est Elizabeth qui stresse pour l’organisation de la fête de Printemps alors que son mari, lui ne se prend pas du tout la tête avec les détails (p.25-26).
Un jeu des genres sociaux est donc bien présent. Elizabeth le dénonce à demi-mot. On se demande d’ailleurs si elle est tout à fait consciente du sexisme qui l’entoure puisqu’elle semble parfois avoir intériorisé et accepté certains stéréotypes de genres. Elle attend par exemple page 101 de son mari qu’il la protège, la surveille et qualifie sa voix de « paternelle ». Elle aberre aussi le comportement de sa sœur et son « instabilité d’humeur », p.48 qui fait penser à l’hystérie féminine si critiquée par les hommes.
Au-delà de la question du genre masculin versus féminin, se pose la thématique du genre que l’on veut se donner en société.
Elizabeth se juge elle-même comme une « voisin[e] condescendant[e] », p.30, au-travers des yeux de Lydie. Contrairement à Lydie qui « se fout de la convention urbaine », p.23, Elizabeth est dans le paraître, néanmoins elle veut tout de même trouver sa place dans le groupe lors de la fête et ne pas avoir honte de son mari et donc d’elle-même. C’est d’ailleurs ce qu’elle reprochera à Jean-Lino lors de leur dispute page 115 : « Ce qu’on donne à voir de soi rejaillit sur ce que les gens vont penser de l’autre. (…) c’est pour me mettre en harmonie avec ce que je crois devoir être Ta femme ». Lydie qualifie les invités de « gens raffinés et intellectuels » et ne veux pas détoner, elle a donc adapté son apparence et sa façon d’être pour correspondre à son idée groupe d’invités.
Elizabeth, lors de ses moments avec Jean-Lino au café camoufle sa vraie personnalité, elle essaye d’être à l’image de la « fille cool » que tous les hommes apprécient. Elle mange donc avec lui « un truc gras de son choix », p.15, alors qu’elle surveille son poids, et « aim[e] tout ce qu’il aim[e] », p.16.
Jean-Lino durant la soirée devient bien plus expressif qu’à son habitude en imitant le poulet. Le tout dans le but d’être aimé et de devenir le « chouchou de la soirée », p.63, exactement comme il agit lorsqu’il est avec son petit-fils.
Georges Verbot, le seul semblant ne pas chercher à se donner un genre est détesté à l’unanimité par tous les convives.
Le genre que l’on se donne est donc un jeu social auquel les personnages de Babylone se livrent volontiers de façon consciente ou non.
c. La poésie : genre à l’horizon de toute son œuvre
Comme dans le genre poétique, Reza utilise de nombreuses symboliques dans Babylone, mais aussi dans l’intégralité de son œuvre.
La chute de neige à la fête d’abord. Celle-ci est incohérente et perturbante puisqu’elle ne correspond pas à la saison printanière. Elle est annonciatrice de l’élément perturbateur de Babylone : la dispute entre Jean-Lino et Lydie qui débutera pendant la soirée et se terminera sur le meurtre de cette dernière.
La chute de neige sera également synonyme de la chute de Jean-Lino – qui finira emprisonné – et de Lydie – qui sera tuée –.
De plus, on peut faire un parallèle entre le fait que la chute de neige permette de rompre l’ennui de la soirée : elle constitue un sujet de conversation qui permet de briser la glace entre les premiers invités. De la même façon, l’affaire de meurtre deviendra un événement permettant au voisinage et à l’entourage d’Elizabeth de les tirer de leur quotidien répétitif et ennuyeux ainsi que de créer du lien. Comme devant la chute de neige inopinée, tout le monde sera choqué et manifestera de l’intérêt pour la tragédie : elle constituera un sujet de conversation.
Le Temps, dans son article « Babylone, un vaudeville grinçant de Yasmina Reza teinté d’exil et de solitude » qualifie l’œuvre de « petit théâtre romanesque ». Et c’est tout à fait ce qu’est ce récit : un savant mélange entre le roman et le théâtre. Reza joue entre les différents genres littéraires pour donner du rythme à son récit : les scènes théâtrales sont coupées par les monologues d’Elizabeth et permettent un travail sur l’ellipse. Les dialogues nous permettent également de plonger dans l’action et donc de capter notre attention. Comme pour une pièce de théâtre, on trouve dans Babylone quelques décors identifiables et reliés à un « acte » du roman.
Les passages théâtraux permettent d’appuyer les dires d’Elizabeth – durant ses monologues romancés – et de renforcer son propos en particulier sur les notions de genre social : le jugement qu’elle porte sur ses invités sera confirmé par leurs paroles rapportées et la réaction des autres personnes présentes ou par le lectorat. Ce jeu sur le genre que l’on se donne en société permet de nous poser d’autres questions plus métaphysiques cette fois-ci : Peut-on être soi dans un groupe ? Le groupe est-il un agrégat de personnages isolés ou une synergie ? Connaît-on vraiment les gens ou uniquement leur masque social et le genre qu’iels se donnent ?
Bibliographie
Babylone, Yasmina Reza, 2016
Art, Yasmina Reza, 1994
Serge, Yasmina Reza, 2021
Conversations après un enterrement, Yasmina Reza, 1987
Page Wikipédia :
- Yasmina Reza
Le Genre littéraire, Marielle Macé, 2004
Littérature française – Histoire des genres littéraires, Cédric Gornet, 2018
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